Une maison en pente à flanc de falaise, un phare de la maison Stevenson et la petite Vif-Argent (un roman moderne de Jeanette Winterson)

Parce que l’on a apprécié, ici, ce roman de Jeanette Winterson, et parce que peu de livres nous ont séduit de ceux que l’on nous sert par ces temps, il nous a paru bon de vous donner cet article louant les qualités de Garder la flamme, un roman moderne qui reste l’une des très agréables découvertes de l’année en court.
Les adeptes du formalisme à tout crin pourraient apprécier, les amateurs de fiction aimeront, les fanas de l’introspection y trouveront leur compte et les dingues de littérature féminine exprimant la féminité forcément… aussi, tandis que les forcenés de la modernité découvriront un livre astucieux, “résolument contemporain”, qui place Jeanette Winterson très loin devant les fauteurs de romans.
La curiosité que représente ce livre — et nous n’avons pas poussé jusqu’aux livres précédemment traduits de la dame, faute de temps — s’exprime dès les premières pages. Il suffit de s’y glisser pour entendre une petite voix familière et exotique à la fois, celle que l’on nommera pompeusement “de la littérature”. C’est toujours pas Alain Fleischer ou Christine Haricot qui nous font cet effet-là.
Remercions donc sa traductrice, Séverine Weiss, pour son travail, et transmettons-lui encore nos félicitations.


Parabole sur les histoires, Garder la flamme de Jeanette Winterson est un roman enthousiasmant. Dans l’apparente fraîcheur du discours fantaisiste d’un vieux gardien de phare et d’une jeune fille ensauvagée.

Matière inflammable

Si l’on est jusqu’à présent passé à côté des livres de l’Anglaise Jeanette Winterson cinq volumes depuis 1991 chez Plon, Des Femmes et L’Olivier, Garder la flamme a toutes les caractéristiques du roman qui change les choses pour son lecteur. Un bouche à oreille se serait-il d’ores et déjà déclenché que nous n’en serions pas étonnés. Fort différent des livres traduits précédemment, ce roman a de quoi attiser la curiosité, en effet, après avoir frappé par surprise. Il ne faut pas deux pages à Jeanette Winterson pour cueillir son lecteur et le tenir d’une main sûre. Après deux épigraphes apparemment contradictoires (“Souviens-toi que tu dois mourir” et “Souviens-toi que tu dois vivre”), suivis par un titre de partie qui intrigue (” Deux Atlantiques “), on plonge littéralement dans le récit d’une narratrice peu commune :

“Ma mère m’a nommée Vif-Argent. Je suis un mélange de métal précieux et de pirate.”


Vif-Argent, puisque tel est son nom, est une gamine un peu perdue, une petite orpheline qui vivait avec sa mère dans une maison accrochée de guingois sur une falaise. Le plancher est pentu, les chaises sont clouées au sol, on ne mange pas de petits pois et le chien a les pattes arrières plus courtes que les pattes avant. Le décor et le ton sont plantés.

“Je suis venue au monde de travers et c’est ainsi que je vis depuis.”

Recueillie par Miss Pinch, une vieille fille singulièrement pessimiste qui “s’exprime toujours comme une police d’assurance”, elle est finalement prise en charge par Pew, un homme “aussi âgé qu’une licorne”, aveugle, dont la fonction est de garder le phare en état de marche. Une tâche dont il s’acquitte merveilleusement, si l’on tient compte du fait que les phares sont, tout autour de la planète, les points de repère des marins et, par conséquent, le réceptacle de toutes leurs histoires. Décrit aussi rapidement, Garder le phare pourrait passer pour un curieux recueil de récit de naufrages. Mais dès lors qu’on y ajoute les apparitions successives du pasteur Babel Dark, de Charles Darwin puis de Robert Louis Stevenson, le fameux héritier d’une dynastie de constructeurs de phares, il est patent que ce roman est tout autre chose. Mais quoi, exactement ?
D’un style des plus sobres, émaillé de formules et d’images superbes autant qu’excitantes (Vif-Argent traînant derrière sa mère “comme une arrière-pensée”), et traduite avec souplesse, l’étonnante oeuvre de Jeanette Winterson est nimbée d’une telle fraîcheur qu’on y reconnaît vite la force, ou la puissance des grands narrateurs. Du monde bancal de la petite Vif-Argent à la tour lumineuse du bon Pew, le monde s’organise ou se désorganise comme une véritable Mer des histoires. Au fond, pourrait-on se dire en fermant le volume, ” Ce fut une longue histoire, et, comme la plupart des histoires, elle ne prit jamais fin. Il y eut une fin il y en a toujours une , mais l’histoire se poursuivit au-delà de la fin. Comme toujours.”
Parce que l’on n’est pas prêt d’oublier le vieux Pew et son phare, le pasteur découvrant un hippocampe fossile après la double-vie, Darwin concevant L’Origine des espèces ou Stevenson l’ambivalent Dr Jekyll. Et nous ne dévoilons là que des broutilles : l’essentiel est sans doute dans les histoires de Pew, dans celles qu’inventera plus tard une Vif-Argent grandie, plus intimes sans doute, pas moins surprenantes.
Mer des histoires ou bien histoire sans fin, Garder la flamme (Lighthousekiping en anglais) est à tout prendre une parabole autant qu’un roman. Probablement aussi un manifeste car garder la flamme, c’est réapprendre ce que sont la surprise et l’enchantement, le doute aussi. Le message de Pew, repris par sa petite protégée, nous pousse donc à réapprendre à lire la littérature, tout simplement, et à emmagasiner des histoires, toutes sortes d’histoires pour ne pas perdre le fil, ou la tête, dans un monde sans queue ni tête. ” Il vaut mieux que j’envisage ma vie de cette façon : un mélange de miracle et de folie. Il vaut mieux que je me résigne à ne pouvoir contrôler aucune des choses essentielles. Ma vie est un chemin jonché de naufrages et d’appareillages. Il n’y a ni arrivées ni destinations ; seulement des bancs de sable et un naufrage ; et puis un autre bateau, une autre marée.” Ainsi maintenir le feu, c’est répandre les histoires, cette consolation des vivants. Et ceux-ci les retiennent comme les marins illettrés savent mémoriser la position des phares. Garder le phare, c’est encore le désir rare d’offrir de la fiction. Garder le phare, ou la tour de Babel, ou le ruban de Moebius, c’est maintenir la magie et le mirage de cette magie. En cela, Jeanette Winterson est à l’évidence une digne représentante des grands fictionneurs que furent Stevenson, Conrad, Boulgakov ou Faulkner. Raconteuse enthousiasmante, toute proche au fond d’un constructeur fantasque tel qu’Arno Schmidt, elle est capable de se faufiler entre l’incongru et le mystère intime sans y perdre une plume. Impressionné, on en redemande.

“Ça, c’est un fait, a dit Pew, en clignant des yeux comme un chaton. Oh oui, ça c’est un fait avéré. “


Jeannette Winterson Garder la flamme. Traduit de l’anglais par Séverine Weiss. — Paris, Melville, 256 p., 18,70 €

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