Une baleine au Contadour, par Gérard Allibert (à propos de Moby Dick, Lucien Jacques, Jean Giono et Théo Varlet)


Suite à notre billet consacré à la publication par Le Crapouillot de 1931 d'un fragment de Moby Dick traduit par Théo Varlet, Gérard Allibert nous offre ses lumières sur Lucien Jacques, éditeur et graveur "au canif" qui fut tout à la fois le découvreur de Jean Giono, l'éditeur de Varlet et de la toute première édition intégrale de Moby Dick en français.

Je suis depuis trente ans un passionné de Giono et de ce fait, parmi mes lectures parallèles autour de cet auteur, j'ai rapidement découvert ce texte phénoménal qu'est le Moby Dick de Melville, dont Giono avait entrepris la traduction dès la fin de 1936. Ce roman a ainsi commencé à paraître en feuilleton dans le numéro V des Cahiers du Contadour daté de mai 1938. Cette pré-publication sera intégrale jusqu'au numéro VIII de cette revue, dernier numéro paru en février 1939 (peu après la déclaration de guerre mettra une fin abrupte à l'aventure pacifico-littéraire du Contadour et à la publication des Cahiers du même nom.)

Ces Cahiers sont évidemment devenus très rares, mais plus rare encore en est le tiré à part (non daté, mais paru durant le premier semestre 1939) de Moby Dick (tous les exemplaires en ont soigneusement été numérotés à la main par Lucien Jacques qui était le maître d'œuvre de cette revue. Le tirage total, non indiqué, n'a guère dû dépasser les 300 exemplaires). Ce rare tirage constitue pourtant la véritable édition originale de la traduction intégrale de Moby Dick. La première large diffusion de cette même traduction par Gallimard à partir de mai 1941 (date de son premier achevé d'imprimer) ne pouvant donc prétendre à cette appellation, même si c'est elle qui contribuera à la tardive découverte du génial roman de Melville.

Mais qu'en est-il de Théo Varlet ? Nous allons y venir… Lecteur passionné de Giono, j'en suis également devenu bibliophile et à ce titre je fréquente régulièrement les boutiques de bouquinistes, de libraires anciens et autres lieux de possibles trouvailles. J’ai ainsi un jour déniché le numéro du Crapouillot, dont il est question ici, et dont l'illustration de couverture avec son sous-titre m'ont (également) immédiatement attiré. Et j'ai découvert en acquérant ce numéro de septembre 1931 (8 ans avant la traduction de Giono !) l'étonnant fragment de Théo Varlet, lequel correspond aux pages 6 à 19 du texte de Giono dans l'édition Gallimard (536 pages au total).
J'en profite évidemment pour dire que si évidemment la base du récit est identique, le texte de référence étant le même, il n'y a eu à l'évidence aucun plagiat, la tournure des phrases de Giono étant radicalement différente. Quant à l'édition de luxe aux éditions du Bélier, annoncée dans l'article du Crapouillot, elle n'a effectivement jamais vu le jour.

Une question reste pourtant posée: Varlet avait-il réalisé la traduction complète de ce livre (difficile d'imaginer qu'un autre éditeur, en cas de non accord final avec les éd. du Bélier, n'ait pas été intéressé par cette traduction. Difficile à imaginer, mais pas impossible, vu la longueur du texte et sa réputation sulfureuse de laquelle il sera question plus loin…) ou n'en avait-il entrepris que le début (cf. les pages publiées dans Le Crapouillot) et que pour de multiples raisons (par exemple non accord avec l'éditeur donc, ou découragement devant l'étendu de l'entreprise ?) il ait finalement renoncé à ce vaste projet ? Ce serait plutôt mon hypothèse, qui reste cependant une simple hypothèse…

La relation Varlet-Giono ? Un peu de patience encore… Il est à ce sujet intéressant de savoir que la traduction de Giono est un travail… à 3 mains. Il ne s'en est d'ailleurs pas caché, les trois noms étant signalés tout autant sur l'édition Gallimard que sur les fameuses publications du Contadour (Cahiers + tiré à part). Joan Smith (une antiquaire anglaise, amie de Lucien Jacques, mais qui à cette époque a déjà traduit une pièce de Giono, Lanceurs de graines, en 1933 pour la scène anglaise) réalise le premier jet de cette traduction. Puis Lucien Jacques et Giono en assurent la réécriture finale. Giono jouant à l'évidence le rôle essentiel du point de vue stylistique. Pour exemple, on sait que le fameux ajout du "Mettons" qui ouvre le livre ("Je m'appelle Ishmaël. Mettons.") est de sa main.

Giono, on connaît. Lucien Jacques (1891-1961) un peu moins. Il serait pourtant bien malaisé d'en tenter un portrait rapide. Il faut dire que l'homme, né un 2 octobre à Varennes, est un vrai touche-à-tout qui fait souvent preuve d'un immense talent. Il est tour à tour peintre ("Lucien Jacques est peut-être le dernier aquarelliste mais sans doute le meilleur, sinon le premier…" dixit Jacques Prévert dans la préface au catalogue d'une exposition au Palais de la Méditerranée à Nice, en 1960), mais aussi poète, graveur, tapissier, antiquaire, berger… et éditeur.

Il est de plus le découvreur de Giono (une humble particularité les rapprochera rapidement : leurs pères sont tous deux cordonniers) dont il publie le tout premier recueil de poèmes en prose, ... accompagnés de la flûte, en mai 1924 dans la première série (1920 à 1925) des Cahiers de l'Artisan (7 numéros parus, devenus fort rares également) Il en est à la fois le fondateur, le directeur et l'artisan éclairé. (Il en reprendra, sous une autre présentation, la publication d'une seconde série dans les années cinquante : 55 numéros parus).

Une association de ses Amis (j'en suis membre) s'est créée il y a 3 ans (3 bulletins parus à ce jour). Je vous y renvoie bien volontiers:

Association des Amis de Lucien Jacques
2, rue des Fontainiers -04800 Gréoux-les-bains

Editeur de passion autant que de métier, Lucien Jacques est ainsi la véritable cheville ouvrière des Cahiers du Contadour (1936-1939) qui vont donc publier pour la première fois l'intégrale de Moby Dick peu avant leur disparition soudaine.

Mais revenons un peu en arrière. A ces fameux Cahiers de l'Artisan, 1ère série. En 1924 il édite donc …accompagnés de la flûte de Giono dans le numéro 6. Un numéro (double) le 7/8 suit le 21 mars 1925. Ce sera le dernier. Il y publie l'édition originale de …"Aux îles bienheureuses" de (nous y voilà) …Théo Varlet !

Certes en 1925 nous sommes encore six ans avant la parution du numéro du Crapouillot, mais il ne me semble pas inimaginable ( ) que dès cette époque, ou plus tard (cherchant un éditeur, n'aurait-il pas contacté son ami qu'il sait proche de Giono ?) Théo Varlet ait parlé de son projet, ou tout au moins de cet extraordinaire texte, à Lucien Jacques. Et si c'est le cas, il est impossible que Jacques n'en ait pas parlé à son tour à Giono.
Aucun soupçon de plagiat donc (Varlet a-t-il d'ailleurs jamais traduit le texte en entier ?!) mais quand on sait que les 2 hommes en arriveront eux à traduire le livre dans son intégralité, cette éventuelle filiation ne laisse pas indifférent… Est-ce que par hasard l'idée ne leur serait pas venue par l'intermédiaire de… C'est du moins ce que je me suis dit le jour où j'ai mis la main sur mon exemplaire du Crapouillot… On sait que Giono et Jacques se soumettaient, comme deux amis, des idées de lecture. Des idées …et des projets ?
Hypothèse intéressante, mais simple hypothèse encore.

Car, ceci étant dit, Giono lisait parfaitement l'anglais et l'on sait (il y en a eu de nombreux témoins) qu'il lisait donc Melville dans le texte au Contadour en 1936. Soit cinq ans après le projet non abouti de Varlet. Giono, qui était un grand lecteur, était déjà traduit aux Etats-Unis dès la fin des années 1920. Il est donc plus qu'envisageable que l'idée de lire, puis de traduire, Moby Dick lui soit venue tout différemment…

Mais enfin: Varlet–Jacques–Giono… rien n'interdit d'envisager ce possible processus…

Petit post-scriptum :
Bibliophile, je possède un exemplaire du livre de Marguerite Gay paru aux éditions Gédalge en juin 1928. 255 pages, mais petit format (10x16 cm). Étonnamment : l'essentiel du texte y est, et ce petit livre n'a donc pas le prestige qu'il mérite. Mais (et c'est évidemment une importante restriction) le texte n'y est donc pas intégral. Une raison en est probablement que la collection Aurore (à la vue des autres titres édités) était plutôt une publication destinée à la jeunesse et que le livre de Melville y a vraisemblablement été retenu comme histoire d'aventures (à l'image par exemple des Voyages de Gulliver qui figurent également dans le relevé des parutions).
D'ailleurs c'est vraisemblablement pour la même raison que le livre est titré Le Cachalot blanc, car dans sa préface Marguerite Gay n'évoque absolument pas ce titre retenu (par l'éditeur ?) pour la couverture, mais fait directement, et uniquement, référence à celui qui le fera justement connaître par la suite : Moby Dick !
A noter encore que dans cette préface, dans laquelle elle ne s'adresse d'ailleurs pas particulièrement à un public adolescent, M. Gay fait preuve d'une réelle connaissance de l'œuvre de Melville et, quoique rapidement, elle en affirme toute la grandeur.
Pour l'anecdote, elle finit en évoquant l'existence de Jim le Harponneur avec John Barrymore dans le rôle d'Achab, (titre anglais originel: The Sea Beast) qu'elle qualifie de beau film. Il s'agit en fait d'une très libre adaptation de Moby Dick qui date de 1926 (soit deux ans auparavant, film qui semble lui à l'évidence le déclencheur de cette publication).
Ce film est malheureusement devenu invisible, par contre (je l'ai dans ma bibliothèque) il existe une édition américaine (The big little book, Whitman publishing, Wisconsin, 1934) qui reprend (155 pages) l'histoire du film (on est assez loin du texte initial de Melville !). Mais il présente l'intérêt d'être illustré d'une cinquantaine de photos de ce même film (faute de grives…).

Pour en finir (ici, et pour le moment), une autre et fameuse rareté. La 1ère publication de Moby Dick par Melville date de 1851 (Le titre The Whale, Le Cachalot, lui est imposé par son éditeur. Il en obtiendra la modification pour les éditions suivantes)... et bien, assez incroyablement (!) il en existe un résumé (55 pages quand même) publié en France et en français dès… 1853 !

Le texte est de E. D. Forgues (pseudo de Paul Emile Daurand). Impossible cependant de parler de traduction car ce Forgues/Daurand (également "connu" sous le nom de plume de "Old Nick") a réécrit l'histoire pour la présenter aux lecteurs français ! Mais c'est bien de Moby Dick qu'il s'agit (nom donné à son texte, qu'il sous-titre "Scènes de mer").
Il rédige également une courte postface (où il a l'intuition du génie de Melville), mais ce court texte est également un genre de mise en garde (prudence éditoriale ?) dans laquelle il alerte son lecteur sur les atteintes "au bon sens" (sic) commises par Melville dans son roman !

Trouvaille d'autant plus difficile à faire (un peu moins à présent) que ce résumé est inclus dans une revue dont le titre ne fait évidemment en rien penser au Moby Dick de Melville. En voici la référence : Revue des deux Mondes, 1er janvier 1853, tome premier.
(ce texte pour le moins étonnant est consultable sur Gallica, répertoire numérisé de la BnF). Pour les amateurs de curiosité, et qui voudraient en lire un peu plus de Forgues, il existe une autre possibilité de le découvrir: il a été repris en volume dans un recueil de textes de ce cher vieux Nick : Gens de Bohème et têtes fêlées (tout un programme !), Hetzel., s.d. (1862).

En cherchant un peu, cela se trouve encore…

Gérard ALLIBERT (8 mars 2007)

(Je tiens à remercier ici l'ami Gilles Adamo qui m'a signalé l'existence de l’Alamblog, sans lui ce petit billet n'aurait pas trouvé sa place sur cette page).

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