Un coup de coeur dans la poire


Cueillette du "coup de coeur" par des libraires de campagne (collection « Folklore d'aujourd'hui »).



Guillaume Zorgbibe, philosophe et éditeur de son état (1), nous fait parvenir un billet d'humeur propre à nous faire réfléchir et à... nous réjouir.

Le Préfet Maritime




(1) Nous donnerons ici même tout prochaînement la bibliographie de sa maison, les Editions du Sandre.

Coup de cœur ?

Depuis quelques mois, des chroniqueurs d’un genre nouveau agrémentent les programmes télévisés « culturels » : les libraires. On s’étonnerait, pour un peu, de n’avoir pas donné plus tôt la parole à ces authentiques passionnés, à ces serviteurs de l’écrit, à ces amis du genre humain.

Il en est de plusieurs types, mais l’observateur attentif saura repérer des constantes : l’homme libraire est un taiseux, plutôt bien en chair – c’est un bon vivant – et on devine sa veste de tweed indémodable imprégnée de parfums subtils de tabac à pipe. Parfois, on lui adjoindra un collègue homme au débit de parole emporté, tendance punk ou bien hussard, c’est selon. Chez la femme libraire, il y a de la tragédienne ; sa féminité exacerbée n’est que l’attrayante parure d’une vie intérieure des plus intense. Ces Sarah Bernhardt du massicot vibrent de leur intimité avec le livre.
Mais surtout, ces libraires ont des émotions. Plus précisément, ils éprouvent à intervalles réguliers une émotion spécifique que l’on appelle « coup de cœur ». C’est même à ces « coups de cœur » que l’on reconnaît le libraire télévisuel. Comme une carmélite aspirant à la contemplation de son Seigneur, tout son être tend au « coup de cœur ». Lui seul, autant l’admettre, connaît cette griserie : à la faveur de sa réclusion il fait l’expérience de ce qui restera étranger au journaliste ou au critique (blasés), à l’éditeur (mercantile), à l’écrivain (misanthrope), sans parler de l’universitaire (frustré).
Plutôt que de se risquer à tenter de définir l’essence du « coup de cœur », bornons-nous à en décrire les manifestations. Au premier acte, le libraire arrive sur les plateaux un peu défait, un peu mélancolique. Au besoin, il évoque les errements du monde auxquels il doit cet humeur sombre : la production pléthorique de livres, les meilleures ventes « lancées à grand renfort de marketing » qui éclipsent les « petits livres fantastiques ». Et puis il a cette pénible impression d’être « bien obligé d’en passer par là » pour annoncer le livre…
Mais heureusement, cette ombrageuse amorce laisse vite place au tour de chauffe : le libraire se met à présenter avec ferveur à la caméra, sous le regard encourageant de l’animateur, quelques livres qui préparent le terrain du « coup de cœur » - littérature étrangère surtout, parfois aussi littérature pour enfants ou bandes dessinées pour adulte « car aujourd’hui ce qui se fait en BD, ça n’a plus rien à voir avec Tintin et Milou, vous savez ». Il s’agit d’agiter devant l’assemblée le plus grand nombre possible de livres aimables, car la mélancolie se prolonge en sentiment d’urgence…
Dernier acte : ces mouvements préparatoires effectués, le véritable « coup de cœur » du libraire peut advenir. Son regard s’embrase à la vue du livre élu, il en résume brièvement l’histoire d’une voix de prophète ou de convulsionnaire, en révèle les thèmes, puis, au pic de son émotion, rayonne en exhortations, régressives et gourmandes : « achetez tout de suite ce bouquin !», « j’ai adoré ce livre !», « à dévorer d’urgence ! », « celui-ci, franchement, allez-y, c’est mon chouchou de la rentrée »…
A ce stade ultime de la rhétorique du « coup de cœur », l’enthousiasme devient sentiment océanique. Il est enfin temps d’espérer contre toute espérance – contre les vents du marketing et les marées de la surproduction ! C’est le triomphe du libraire télévisuel : transfiguré par son amour du livre, il en est le vigneron, le derviche, l’AOC.
Auprès de lui, les blasés font pâle figure. Plus loin de lui, les libraires de la vie réelle ne se portent guère mieux : trop inhibés, pas assez passionnés pour « dévorer des bouquins » plutôt que de lire des livres… On aimerait parfois, honteux, les remplacer par leurs collègues de l’écran comme jadis on aurait bien parfois sacrifié sa grand-mère pour celle de l’étiquette du pot de confiture.
Et pourtant, il y a quelque malaise à assister à ce « coup de cœur » rituel : alors que le pétillement enthousiaste se fait babil, exaltation sans objet ou presque, on se demande soudain si le libraire télévisuel n’est pas secrètement conscient du dérisoire de son exhibition. Don Quichotte moderne harnaché aux pales du moulin, et se sachant tel, peut-être fait-il tout simplement le clown…
« Peut-être aurions-nous dû comprendre plus tôt combien la texture du savoir-lire occidentale était ténue, et combien fragiles et probablement uniques étaient les matériaux bruts, historiques et moraux, qui la constituaient » écrivait Georges Steiner. Plus aucune librairie, aujourd’hui, ne peut contenir l’ensemble des livres parus en France en une semaine. Pour cette raison et quelques autres, le livre, d’objet concret, inscrit dans l’espace, se métamorphose progressivement – et dramatiquement, selon nous – en flux d’informations. A cette crise de la spatialité vient répondre l’icône kitsch du libraire animant à cœur perdu sa chaleureuse auberge du savoir, elle-même n’existant alors plus que sur ce reliquaire.
Le « coup de cœur du libraire », c’est la librairie au cœur d’un spectacle, c’est un quota-terroir, une usine à mythes, alors-même qu’il serait plus nécessaire que jamais de faire face à la réalité…

Guillaume Zorgbibe

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