Résurrection du Papini anarchiste

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Est-ce une résurrection du Papini anarchiste ?


Mussolini demande souvent des nouvelles de Papini : — Que fait Papini ? Que pensez-vous de Papini ? Ses livres vous intéressent-ils ?
Papini est une des personnalités qui intéressent le plus Mussolini.
AU début de sa carrière, c'était un révolutionnaire déchaîné, un de ces futuristes qui allaient jusqu'à tirer des coups de revolver dans les théâtres. Ensuite, il s'est désarmé : on l'a vu humble comme un saint lorsqu'il eut embrassé la foi chrétienne ; maintenant on dirait qu'il a repris les premières armes de sa terrible critique du monde et il publie chez Vallecchi de Florence, Gog, bréviaire du pessimisme.

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Je n'entends pas analyser ce livre, je laisse ce soin à M. Marcel Brion. Je désire seulement signaler le scandale que ce livre a soulevé en Italie. Gog est sorti depuis quinze jours à peine, et déjà des fleuves d'encore ont coulé dans les journaux et les revues de toutes opinions. Jeunes et vieux critique en sont devenus furieux.
Pietro Pancrazi, écrivain très distingué et fin critique florentin qui dirige avec Ugo Ojetti la revue Pegaso, ami intime de Papini, a donné le la dans le Corriere della Sera, en dénonçant la résurrection d'un Papini anarchiste tel qu'on le vit au temps de Lacerba. Piero Nardi continue cet acte d'accusaion dans l'Italia Litteraria, le plus important journal de lettres italien, dirigé par Curzio Malaparte et par G. B. Angioletti. On attend maintenant l'appréciation de MM. Lorenzo Giusso, Sergio Solmi, Giacomo Debenedetti, et d'autres jeunes critiques, afin de savoir si la nouvelle réincarnation de Papini est acceptable, c'est-à-dire si la réconciliation du diable avec le Pape est possible.

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Florence a donné, à travers les siècles, des poètes, des philosophes, des penseurs, des historiens, et des peintres, ou très calmes ou très diaboliques. Quel poète a été plus heureux et plus tranquille que Booccaccio ? Mais qui a été plus inquiet que Dante Alighieri ? On sait que beaucoup de Toscans naquirent et vécurent possédés du diable. N'oublions pas que Florence a été le théâtre de toutes sortes de guerres. Ses citoyens sont des hommes sans paix ; si on leur enlève une tranquillité toute extérieure, il ne leur reste que tourments sans fin, mais le feu est bien couvé par la cendre. Florence a un aspect très doux, très charmant de ville solitaire, riche de fleurs, de tristesse, elle est en même temps très aristocratique. Les étrangers s'y ennuient ; un beau prince turc s'y suicida même, n'y trouvant aucune distraction. Et penser que Florence commence les révolutions et les chapitres de l'art dans chaque siècle ! Ce sont les Toscans qui, aujourd'hui, ont en mains, pour une grand partie, les guides de l'Etat, et ils les tiennent avec beaucoup d'honneur. Ce sont des factieux qui descendent souvent des belles collines de Dante et se précipitent à Rome lorsqu'il leur semble nécessaire de remettre de l'équilibre dans la vie de l'esprit.

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Papini, de Florence, grandit parmi eux et lança pas mal de pierres dans les fenêtres de la bourgeoisie. Son fraternel ami Giuseppe Prezzolini lui apprit à connaître les beaux livres dans le fameux cénacle du café des Giubbe Rosse, et lui enseigna le latin ; autodidacte à vingt-cinq ans, il fut célèbre et tranchait sur toutes choses. Le feu animait ses paroles, et il réveilla l'enthousiasme de sa génération. Nietzschéen, pendant un certain temps, il ne tarda pas à foudroyer le Surhomme ; pragmatiste, il s'empressa de détruire James ; bergsonien, il n'en voulut pas moins jeter à la mer l'immortel auteur de l'Evolution créatrice. Papini suivit toutes les routes, employa tous les systèmes, et tous, les uns après les autres, les renia. Quand il parlait de Nietzsche, toute l'Italie était nietzschéenne ; lorsqu'il introduisit le pragmatisme, tout le monde voulait lire James. Et quand il fut bergsonien, il ne pouvait que conquérir à Bergson de nouveaux disciples en foule. Il s'éloigna même de ce Futurisme auquel il avait adhéré avec enthousiasme, participant à cent batailles aux côtés de Marinetti. Un jour, en fin, il publia son meilleur livre : Un homme fini ; il y confessait le grand vide qui s'était glissé dans son âme ce vide qu'il avait porté jusqu'à la gloire.

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La guerre venue, Papini atteint d'une forte myopie, devint solitaire, se confina chez lui et y travailla ; un philosophe triste, mécontent tel que lui, ne pouvait pas participer au conflit mondial, même s'il avait été apte au combat. Le Fascisme fit son apparition, aussitôt la fin de la grande guerre. Mais, tout comme autrefois, Papini se concentra en lui-même, plus désolé que jamais dans son petit pays, (illisible) di Santo Stefano, avec sa femme et ses enfants, en cultivant son petit domaine. L'Italie s'armait pour détruire le bolchevisme, et Papini, gaillard de deux mètres de haut, tombait de toute sa hauteur au pied du Christ. Son oeuvre d'écrivain catholique comprend La Vie de Jésus, Les Vignerons, Saint-Augustin.
Il a écrit ces livres, avec la même désinvolture admirable qu'il avait mis, il y a quelque vingt ans, dans son oeuvre qui portait au ciel l'Antechrist. Tout ceci lui a fait gagner plusieurs millions dans le monde entier.

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Aujourd'hui, avec un même sans-gêne, il se retrouve semblable à celui d'il y a vingt ans, perdant la foi chrétienne qu'il avait acquise. Il l'abandonne en tombant dans le plus noir pessimisme, et il se retrouve dans les bras musclés de Schopenhauer. "Le pain, peut-être, ne reste-t-il que le pain comme unique nourriture de l'homme, comme unique vérité du monde. Je n'ai jamais goûté une saveur aussi riche et aussi suave que celle du pain. Est-ce vraiment le véritable aliment de l'homme et sa vraie vie ?" Ce sont les dernières paroles de son héros Gog. Elles sont remplies d'une infinie tristesse, et j'éprouve pour Paini une énorme peine. Cet écrivain, avec toute sa célébrité et tous ses millions, tout en restant jeune encore, se croit l'homme le plus blasé et le plus désolé de toute la terre. Il mord rageusement la poussière et pleure comme un enfant. Aujourd'hui, il sort comme un lépreux du temple de Christ où depuis quelques années, il priait agenouillé, pendant que ses éditeurs faisaient des affaires d'or en spéculant sur sa conversion ; il sort que son énorme face de Belzébuth, le nez coiffé d'un gros lorgnon, hurlant blasphèmes et injures contre la Mère Eglise et ses dogmes ; alors les critiques s'insurgent et les prêtre écument.
On l'accuse de mauvaise foi ; on affirme qu'il est un impénitent sophiste de génie ; d'autres cherchent à atténuer le ton polémique de leurs articles et quelques-uns de ses amis plus intimes essayent de le sauver de l'excommunication papale, écrivant que Papini n'est pas Gog ; ni ses idées, celles de son malheureux héros.
Il est certain que le scandale ne sera pas étouffé, ni ne se terminera par des articles dans les revues et dans les journaux. Papini revient sur la scène, mais je ne m'étonnerais aucunement que l'on jetât son corps idéal, je veux dire son esprit, sur le bûcher au même endroit que Savanarola, le rebelle, sur la Piazza della Signoria à Florence.


Antoine ANIANTE


Les Nouvelles littéraires, 10 janvier 1931, p. 6.

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