Le bout de son nez (le cas Savinkov)

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On a beau pester, rien n’y fait. La consternante cécité de nos rapporteurs d’information littéraire atteint de tels niveaux qu’on n’en est plus réduit qu’à deux options. Cesser de lire tout article et se contenter de flâner chez les libraires (consulter Electre de temps à autres n’est pas inutile non plus) ou tonitruer lorsque les défaillances sont à ce point notables que les responsables de canards littéraires peuvent en avoir honte.
On peut admettre une erreur humaine, deux erreurs humaines, des tas d’erreurs humaines, on ne peut plus lorsque la notoriété des marques éditoriales paraît être l’aune unique à laquelle est jugée la vie littéraire. Et, apparemment, la pierre de touche de l’erreur humaine. Les exemples sont pléthores, nous n’en retenons qu’un aujourd’hui, celui de Boris Savinkov puisqu’il nous a fait bondir.
Cette semaine encore, un critique littéraire, à ce point critique qu’il ne se doute de rien, a doré la pilulle d’une réédition du Cheval blême du terroriste russe sans faire l’article à une traduction inédite du même Savinkov parue il y a moins de deux mois.
D’où la question : A quoi sert la critique ?
On saura quoi répondre.
Et elle nous dira, la critique, qu’elle n’était pas au courant, qu’elle ne pouvait pas savoir, qu’elle n’a pas reçu le livre.
Et on répondra : nous savons bien, toto, allez, sois sage, prends ton bromure et rendors-toi.
Peste soit des ignorants qui ne voient pas le bout de leur nez.
Mais c’est dommage pour les lecteurs de Boris Savinkov qui viennent de passer à côté du Cheval noir, et de En prison, deux textes aussi peu croyables que le Cheval blême où le terroriste en chef, assassin politique notoire, passé du blanc au rouge, après plusieurs menées hasardeuses, retournant sa veste au besoin, quitte à y laisser sa peau, dévoile ses campagne blanches, et ses derniers moments.

Ivan Loukitch est un produit industriel. Des gens comme lui, on en fabrique des dizaines tous les jours en Russie. Mais il n’est pas frappé au même coin que nous. Nous avons grandi dans des serres, en prison ou dans des cerisaies. Pour nous, le livre était une révélation. Nous connaissions Nietzsche, mais étions incapables de faire la différence entre les blés d’hiver et les blés de printemps, nous voulions “sauver” le peuple, mais nous ne le connaissions que d’après les cochers de Moscou, nous “préparions la révolution, mais nous nous détournions avec dégoût à la vue du sang. Nous étions des barines, des nobles amoureux du peuple. Nous avons été remplacés par des hommes nouveaux. Ils ne “rêvent” qu’à eux-mêmes.

Boris Savinkov (1879-1925) est un écrivain frappant, on le sait, dont le style hérité des heures autocratiques a baigné dans le pétillant chaos révolutionnaire : des traits droits, des notations directes, par lesquels un personnage de feu dévoile ses désillusions. Tout cela n’est pas sans rappeller un certain L.-F. C. Armé celui-là. Pas le temps de joindre aux astragales les popelines : de la tripe anecdotée pour toucher aux principes universels de cette saleté de race humaine. Ou quelque chose comme ça. De la douleur aussi, de la mélancolie. De la mort.

savinkov.jpg Boris Savinkov en images


Boris Savinkov Cheval noir, suivi de En prison. Traduit du russe par Luba Jurgenson. — Paris, Anabet, 180 p., 19 euros.
Le Cheval blême. Journal d’un terroriste. Trad. Michel Niqueux. — Paris, Phébus, 2003, 187 p., 15 euros ; 2008, coll. “Libretto”, 187 p., 8, 50 euros.

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