L'obusomanie et le croque-mort patriote (1871)

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Nuit obscure. Pas une étoile au ciel ; pas un rayon de lune. De loin en loin, pointillant les ténèbres comme un drapeau blanc sur le fond noir de l’horizon, quelques flocons de neige accrochés à un escarpement qu’a épargné le dégel. On ne voit rien du paysage ; on devine ; l’oeil, insensiblement, perd toute sensation des distances ; il semble qu’en tendant le bras on va se heurter à une montagne.
Le vent qui siffle et vient en tournoyant s’engouffrer entre les remparts du fort, gémit une lugubre fanfare ; parfois, à son bruissement, se mêle un écho lointain ; un vague murmure traverse l’immensité de la nuit et vient frapper notre oreille comme un soupir de la nature endormie.
Puis, plus rien que le pas sourd et monotone des sentinelles qui veillent autour des murs.
Depuis un long moment, la voix du canon s’est tue ; tout à l’heure, sans doute, les krupps de l’ennemi et nos pièces de marine reprendront leur dialogue. Mais ce n’est point de notre côté que commenceront les discours ; nous attendrons pour répondre que le voisin d’en face nous interroge.
Une brume intense nous enveloppe de toutes parts. Je me tourne un instant du côté de Paris. Un nuage rougeâtre, tenu en suspension dans l’épaisseur de l’atmosphère, révèle seul la présence de la grande cité dont les scintillements nocturnes ne peuvent arriver jusqu’à nous. Appuyé conte une rangée de palanques faisant face à la courtine qui donne accès au fort, je me perds un instant dans la contemplation de l’infini — un infini qui malheureusement s’arrête, au-dessus de nos têtes, à l’épais rideau de nuages qui roule lourdement ses replis menaçants.
Nous sommes bien seuls. Perdu au sein de la nuit sombre, le fort semble un navire à l’ancre en pleine mer ; une vaste carène avec écoutilles et sabords, mais sans mâts et sans voiles, qui fait involontairement songer au vaisseau fantôme de la légende.
Tout est tranquille à bord.
A peine quelques ordres, donnés à voix basse, révèlent-ils la présence de l’équipage ; on ne parle pas, on chuchote.
Il faut un oeil observateur pour découvrir, au milieu de ce silence, le mouvement incessant, l’activité fiévreuse qui, pas un seul instant, ne se sont ralentis. Derrière chaque canon, accroupi dans son embrasure comme un monstre à l’affût, les servants sont prêts, n’attendant qu’un signal. Des escouades d’équipe vont et viennent de la soute aux munitions à chacun des bastions, renouvelant les consommations épuisées et profitant de l’accalmie pour réparer les désordres du branle-bas. Des patrouilles circulent entre les casernements et les remparts. Les officiers de ronde passent leur inspection : étrange inspection qui n’a pour se guider que l’accoutumance que donne une expérience éprouvée. De ci de là passe hâtivement un falot, véritable feu follet disparu aussitôt qu’entrevu. En somme, un labeur paisiblement accompli, une besogne exécutée avec assurance et sans bruit, un mystère plein de calme et de sérénité, tout cela respirant la force et la confiance, et remplissant le coeur d’espoir dans le résultat en même temps que d’admiration pour tous ces braves si simples et si placides dans leur dévouement.
Le faible tintement d’une horloge lointaine nous apporte neuf heures. A peine le dernier coup s’est-il fait entendre, qu’une voix bien connue résonne à notre oreille :
— Eh! les enfants, préparons-nous; maintenant cela ne tardera guère. Attention surtout vers la gauche.
Celui qui parle ainsi est le commandant, un diable d’homme qui en sait joliment long. Quel autre pourrait, avec cette précision mathématique, prédire les intentions de l’ennemi ? Auprès du commandant, Œil-de-Faucon et Bas-de-Cuir n’étaient que des… peaux- rouges ! En un clin d’oeil, tout le monde est sur pied ; — cinq minutes après, un éclair, sur la gauche, déchire les ténèbres.
Enfin ! nous y voici.
J’ai le temps de me livrer, en moi-même, à ces quatre mots de réflexion avant que le bruit de la détonation parvienne jusqu’à nous. A ce son grave, net, profond, succède un éclatement strident, en même temps que le bruit sourd d’une lourde chute:, c’est l’explosion du projectile; il a éclaté en l’air longtemps avant d’être à destination, et ses débris se sont dispersés loin de nous.
— Les maladroits ! fait à côté de moi un matelot — un pointeur, sans doute, — dont je distingue à peine la silhouette.
Le fait est que, pour le premier coup, nos vis-à-vis n’ont pas été brillants ; mais ils sont, paraît-il, assez coutumiers du fait. Tantôt l’obus fait explosion avant sa chute ; tantôt — et le cas est fréquent — il n’éclate pas du tout ; tantôt il dévie sensiblement du sens de sa trajectoire, tantôt il dépasse le but et va se perdre on ne sait où.
— Les brioches sont d’aussi mauvaise qualité que le pâtissier, affirment nos marins ; et, ajoutent-ils, ce n’est pas peu dire !
— Voyez-vous, insinue doucement un quartier-maître, en Prusse, on trompe le gouvernement ; on ne lui f…lanque que de détestables marchandises. Leurs obus, tenez, je n’en donnerais pas seulement une chique !
Quoi qu’il en soit, devant cette première démonstration, le fort demeure silencieux ; il est aisé de voir que nous ne sommes pas pressés de répondre; nos pièces sont en position, prêtes à faire feu. A gauche, à trois mille mètres environ, puis à droite, puis en face, d’au- tres éclairs se succèdent, incendiant l’horizon d’une lueur ensanglantée ; d’autres détonations s’élancent et vont rouler d’écho en écho ; quelques projectiles commencent à siffler au-dessus et autour de nous. Le moment est venu, sans doute, car, presqu’en même temps, à babord, à tribord, j’entends l’ordre bref et calme des chefs,
— Envoyez !
Et aussitôt :
— Boum ! boum! deux rugissements énormes et un long grondement à travers l’espace.
Où atteindront nos projectiles ? Que vont-ils, hommes ou choses, écraser de leur poids? Quels criminels courent-ils châtier ? On n’a guère le loisir de se faire ces questions en un moment pareil. Les hurlements de toutes ces gueules de fer se précipitent, furieux de plus en plus ; le tournoiement des masses de fonte et de plomb fait grincer l’air avec rage ; les éclats des obus jonchent les parapets, s’écrasent contre les murailles ou viennent lézarder les pierres moins solidement agglomérées des constructions intérieures. Il faut être habitué à tout ce hourvari pour garder son sang-froid au milieu de la tourmente. Mais, même pour le novice, la surprise des premiers instants une fois passée, c’est surprenant comme on se fait vite à ce tumulte effroyable.
On compte d’abord les détonations et l’on ne tarde pas à s’apercevoir, à travers le mélange confus des sons qui s’entrecroisent, que, des divers côtés, elles se suivent avec une régularité bien marquée ; on en arrive bientôt à n’avoir plus besoin de se guider sur la flamme du coup pour savoir de quel côté arrivera le projectile. Quant au petit exercice grâce auquel on se gare de toute fâcheuse atteinte, on l’exécute presque machinalement, même avec les plus faibles aptitudes gymnastiques, et l’on finit par n’y plus faire attention.
Tout ce mouvement, tous ces bruits, toute cette cohue de fer et de bronze vous emportent dans leur élan vertigineux. J’aspire à pleines narines l’odeur enivrante de la poudre. De temps à autre, un craquement indique qu’un projectile a porté ; on verra cela au jour, mais d’avance on sait à quoi s’en tenir sur la gravité de la lésion; notre brave fort est solide, et c’est à peine si le boulet le mieux lancé parvient à entamer la surface de ses parapets : en un tour de main on réparera cela.
A l’abri derrière une cloison de sacs à terre, j’admire tout à l’aise les prouesses de nos canonniers ; par instants toute notre ligne de feu s’éclaire à la fois, et ces moments-là sont splendides. Mais ce qui frappe surtout, c’est le calme imperturbable qui préside aux mouvements. On charge, on tire, on recharge, on retire, absolument comme si l’on jouait à la carabine de salon. Les commandements s’exécutent avec la même placidité.
— Envoyez !… cela se dit avec infiniment moins d’emphase que les cafetiers n’en mettent à crier :
— Versez !
Et la grosse voix des pièces de marine répond :
— Boum ! ! !
Je vous garantis que le Prussien est servi chaud. Quant à ses obus à lui, voici que maintenant — par une fatalité dont nous ne nous plaignons pas — ils vont depuis une heure se perdre dans les glacis du fort. Monté sur la crête intérieure du parapet, un mobile, tranquillement, s’amuse à les compter à mesure qu’ils tombent.
Nous descendons aux casemates. Pendant que mugit le ronflement des canons, ici ce sont les dormeurs qui ronflent. Mon Dieu, oui! exactement comme ils le pourraient faire sur le meilleur sommier, au fond de la riante alcôve du plus pacifique bourgeois. Dans le salon des officiers on fume, on cause, on lit à la clarté des lampes. C’est l’entrepont avec tous les agréables passe-temps d’une pénible traversée.
Là-haut cette tempête, ici cette sérénité ! Décidément, ô grands hommes : Vauban, Cohorn, Cormontaigne, je vous bénis !
Le commandant est partout à la fois, donne ses ordres à tout son monde, s’occupant tour à tour de l’ensemble et des détails, superbe dans son calme, admirable de courage.
Tous ces hommes, du reste, semblent de fer ; leur infatigable énergie ne se dément pas un instant ; leurs audaces, souvent, vont jusqu’à la témérité, et si naïvement ! Tel canonnier qui, sautant sur la plongée pour manoeuvrer mieux à l’aise, reste debout au-dessus de l’abîme, au milieu de la pluie de fer qui le menace de tous côtés, semble ne pas se douter qu’il fait acte d’héroïsme. Mais, en vérité, faut-il que ces Prussiens aient de la poudre à revendre ! Depuis sept heures que cela dure, pas un homme n’a eu la plus petite égratignure.
Dans la rue militaire, il est tombé en tout deux projectiles : un seul a éclaté. Au-dessus de nos têtes, en revanche, des sifflements incessants nous indiquent que bon nombre d’obus sont destinés à un autre but, bien au-delà de nous. Peu à peu le feu de l’ennemi se ralentit ; de notre côté, nous modérons notre tir.
Lorsque commence à poindre la première éclaircie blafarde du petit jour, les coups, insensiblement, ne se répètent plus que de quart d’heure en quart d’heure. La pluie qui, toute la nuit, semblait nous menacer, est à peu près conjurée, car la brise qui fraîchit a balayé le ciel. Les nuages, en s’écartant, nous dévoilent la lune, qui ne paraît briller à cette heure matinale que pour nous faire mieux regretter sa clarté. Dans la brume de l’aurore, le site environnant commence à s’estomper en masses indécises.
Le silence renaît, comme si la rage des hommes guettait, pour s’assoupir, l’heure où la nature s’éveille.
Baigné des pâles lueurs de l’aube, le fort plane toujours calme et majestueux, pareil au vaisseau contre les flancs duquel est venue, impuissante, se briser la tempête.
Je me demande presque si je n’ai pas rêvé, tellement est peu saisissante l’impression qu’on éprouve à voir le résultat d’une nuit de bombardement. Rien n’a changé dans l’aspect de notre vaillante forteresse ; à peine quelques accrocs qui pourraient être tout aussi bien l’oeuvre d’un pur accident. Après tant de bruit, l’on pourrait s’attendre à des ruines. Point ; tout au plus quelques crevasses.
— Mon fort, dit le commandant, est bien plus beau comme cela ; il lui manquait les cicatrices qui consacrent le vieux guerrier.
Maintenant, si le coeur leur en dit, qu’ils continuent un an comme cela !
Mais Paris s’aperçoit pour tout de bon, maintenant, que les bombes n’atteignent pas uniquement les forts.
Les soldats ne sont pas les seules victimes du devoir.
Derrière les fortifications, sur nos maisons, dans nos rues, les projectiles viennent choir depuis quarante-huit heures.
Montrouge et Vanves, Vaugirard et Grenelle ; tout le long du jour, servent dès lors de but à un incessant pèlerinage. Les uns y viennent attirés seulement par la curiosité, d’autres par l’intérêt et l’inquiétude qu’ils ressentent pour les parents, les amis qu’ils ont dans ces parages. Ce qui frappe tout d’abord les arrivants, c’est le peu d’émotion que cause le bombardement parmi les classes les plus diverses de la population. Pas un habitant qui, à toutes questions, ne réponde avec un calme souriant ; pas un qui ait, un seul moment, songé à interrompre ses occupations, à se départir de ses habitudes. A peine, de ci de là, quelques petits déménagements indiquant une émigration vers l’intérieur; invariablement le déménageur est un brave commissionnaire attelé à une voiture à bras que surmonte un maigre mobilier. Quant au fugitif, il se dissimule de son mieux derrière le véhicule, comme s’il avait honte de s’en aller alors que tout le monde reste.
Les boulevards extérieurs sont particulièrement encombrés de promeneurs : tous ces gens-là ont l’air de venir à un spectacle; les bruits exagérés qui courent par la ville leur ont fait un tableau de désolation qu’ils semblent étonnés de ne pas voir se dérouler devant leurs yeux ; pour quelques-uns, c’est presque une déception, car, si ce n’était le grondement continu d’une canonnade peu lointaine, on se croirait volontiers aux temps les plus riants, aux heures les moins troublées.
Le drame d’ensemble manque ; on se rabat sur les incidents. C’est ainsi qu’on examine avec curiosité un pavé que la chute d’un obus a enfoncé de plusieurs centimètres dans le sol ; l’obus a éclaté sur place, et ses fragments sont allés frapper les murs et les fenêtres des deux immeubles d’en face ; des dégradations peu importantes s’aperçoivent dans la maçonnerie ; quelques lames de persiennes ont volé en éclat ; pas mal de vitres sont brisées; mais personne n’a été atteint. Au troisième étage d’une maison avoisinante, habite un croque-mort qui a passé la nuit à sa croisée pour « voir le bombardement. » Cet homme intrépide n’aspire qu’à descendre dans la fosse quelque « client » prussien, et il espère bien que le jour est proche où il pourra se donner cette satisfaction.
— Mais à quoi pensez-vous de vous mettre ainsi à la fenêtre? lui dit-on.
— Ma foi! fait-il, je pense que ça ne va pas aussi fort que je voudrais.
— Vous avez dû voir des obus éclater dans le cimetière? lui demande quelqu’un.
— Non, répond-il; je n’ai pas eu cette chance ; ils sont venus quand j’étais absent.
Et après un instant de réflexion :
— Peut-être bien tout de même que s’ils étaient tombés sur moi, je m’en serais aperçu.
Un peu plus loin on se presse en foule aux environs de la rue Daguerre, où pour la centième fois peut-être, des voisins complaisants expliquent le cas de cette pauvre madame Lesuisse, la cantinière du 146e, tuée raide dans son lit par un obus qui, entré par le mur de derrière du pavillon à un seul étage qu’elle occupait avec son mari, est ressorti sur la cour en renversant un pan de mur tout entier. Un autre projectile est tombé dans la même cour et a, dans son explosion, soulevé une douzaine de pavés qui ont été projetés dans tous les sens.
Autre part, un chien a été coupé en deux — littéralement — par un gros fragment qu’on a retrouvé teint de sang.
Les chiens, du reste, jouent de malheur : deux de ces animaux ont été réduits en miettes, à tel point qu’à peine a-t-il été possible d’en retrouver trace.
Les malades de l’ambulance établie à l’ancien bal Bullier, ont été, par mesure de prudence, évacués sur divers hospices. (…)

Achillle-J. Dalsème Paris pendant le siège et les 65 jours de la Commune. — Paris, E. Dentu, 1871, pp. 237-246.

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