Marc Stéphane, par Jean Ott (1911)

MarcStephaneLoups.jpg ill. Jean-Jules Dufour



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MARC STEPHANE


Sa violence est faite de bonté, et son scepticisme de foi. Prenez tous ces cris de révolte comme les coups de gueule d’un vieux lion. Ils disent clairement la souffrance, la désillusion et l’invincible désir du mieux ; ils disent le dégoût d’un esprit libre égaré dans une époque de formalisme, ils sont, au jour le jour, la notation des petits ridicules et des grandes lâchetés du siècle. Anarchiste ? Allons donc ! Est-ce qu’Ezéchiel était un anarchiste, qui appelait sur un monde pourri la purification de la foudre ? Il serait trop facile, vraiment, de faire pendre Marc Stéphane avec quatre lignes de ses Aphorismes ; mais si vous les lisez jusqu’au bout, il vous deviendra tout à fait impossible de ne pas l’aimer.

L’indépendance farouche qui s’y révèle ne laisse pas que d’être un très minutieux observateur, et vous noterez comme moi quantité de maximes justes, d’un raccourci saisissant et d’un valeureux stoïcisme… Sable sans ciment, dit l’épigraphe des dernières séries ; je suis convaincu que le ciment existe, et que toutes ces pensées prouvent l’existence d’une philosophie solide et personnelle.

La timidité est la grâce des forts.
Le mensonge abonde en détails.
Je dédaigne l’éloquence, ayant appris que la sagesse est lente.
L’homme exubérant est un hypocrite qui s’ignore.
J’ai pitié et grande méfiance des jeunes pessimistes ; mais l’homme que la vie laisse optimiste après trente ans m’épouvante !
Il est impossible de ne point haïr les hommes POUR SI PEU QUE L’ON AIT DU COEUR.
La pierre d’achoppement de l’amitié, c’est l’indulgence.
Le genre humaine se divise en deux classes bien différentes : ils y a les gens qui souffrir sans se plaindre, et qui SAVENT se plaindre sans souffrir. Et toute notre pitié va NATURELLEMENT à ce derniers.
Richesse et misère ravalent également. Les âmes d’élite surgissent TOUJOURS des classes moyennes.

Quant à la prétendue « anarchie » de l’auteur, elle se résume en cette belle devise, que Jésus contresignerait :

J’ai besoin : Tu me dois ! Tu as besoin ? Me voici !

A côté de tout cela, il y a les notes de Marc Stéphane sur la vie courante, car ce philosophe lit les journaux ; il les lit même mieux que personne et casseries qui, sans lui, nous eussent peut-être échappé. C’est ainsi qu’il était indispensable de retenir pour la postérité ce fragment d’un article de M. Ernest-Charles (Gil Blas, 21 décembre 1903).

Mais ou je me trompe étrangement, ou je connais quelqu’un qui ayant UN REGARD fixé sur la France, UN AUTRE sur la vie bruxelloise, considérant D’UN ŒIL le passé, D’UN AUTRE le présent, et D’UN AUTRE ENCORE l’avenir… C’est le prince Napoléon, prétendant AVEUGLE et muet… C’est le prétendant MOITIE BELGE, AUX TROIS QUARTS FRANÇAIS…

Ainsi vont les Aphorismes, Boutades et Propos, mordant, songeant, s’esclaffant, et ce sont, jetées sur le papier toutes vibrantes, les pensées multiples et spontanée de l’auteur le plus impulsif que je connaisse, une sorte de conversation entre amis, à laquelle ne manque, je vous prie de la croire, ni le piment ni la drôlerie. On y trouverait des un certain mépris de la femme, qui n’est probablement qu’apparent, car cette « émule de la mule » se trouve plus loin gratifiée de la « royauté du cœur » ; à retenir cependant cette boutade désenchantée :

La poésie de la femme est celle de la fleur ; elle émane de la terre.

Ce sont là propos de sanglier qui fait tête à la meute, grognements bourrus d’un homme qui se sait, au fond, trop bon, et qui attaque, pour n’avoir point à se défendre. Car, en dernière analyse, voici quelle est mon impression : cet orgueilleux est un modeste, ce révolté est un tendre, ce misanthrope et ce misogyne est un amant de la beauté. Simplement, la vie lui a été dure, et désolé de ne pouvoir l’aimer ouvertement, il a pris contre elle cette attitude de défi. Ah ! qu’il eût été plutôt l’homme des larges joies et des excessives équipées !
Je m’en référerais, si je tenais à démontrer quelque chose, à certaine notule sur la mort de Marjolaine, sa jolie tortue des îles :

Et j’ouïs qu’on me raille, doucement : « Allons donc, mon ami, cela n’est pas sérieux ! Vous qui dites toujours : n’encombre pas ta vie !… Haut le cœur, sapristi, il faut narguer la vie méchante ! Oui, oui, il faut narguer, narguons donc !… Hélas ! pauvre de moi, j’ai envie de pleurer ! »

Mais je ne tiens à rien démontrer. Pour qui connaît l’homme, son franc parler, et sa poignée de main, la preuve est faite. Ce pamphlétaire souffre quand des amis, par leurs actes, le forcent moralement à se séparer d’eux ; il préférerait bien, lui aussi, les affections durables et les loyaux abandons : Eh ! Dieu ! pourquoi l’homme est-il un animal si versatile et si complexe ? Nous nous éloignons, et nous disons au pamphlétaire : « Ami, que vous êtes loin ! Rapprochez-vous ! » Et le pamphlétaire répond : « Impossible ; je ne puis marcher sur le terrain où vous êtes ». Et pour consoler son cœur, il burine quelque véhémente satire.
Mais laissons ce sujet. J’ai déjà dit quelque part que cette indépendance sauvage n’était qu’une réaction contre notre laisser-aller. Réaction souvent injuste, toujours honnête. Ce pamphlétaire-là n’est qu’un enthousiaste déçu ; cette ironie truculente a du cœur.
Elle a du style aussi. Assurément ce n’est pas celui de l’époque, et nous nous en étonnerons parfois, habitués que nous sommes au ronron de la prose « journalistique » ; notre temps s’est fait une langue sans vigueur, et qui convient à merveille au besoin de parler sans réveiller personne. Rabelais en usait d’autre sorte, et aussi tous nos grands poètes, asséneurs d’images et de rythmes. Frappez dur, ô Marc Stéphane ! Il faudra bien que cela pénètre. La langue que le pamphlétaire s’est composée est ne réaction contre la langue molle du siècle, de même que son pamphlet est en réaction contre l’hypocrisie ambiante ; on y trouve de savoureuses formes d’autrefois, et aussi des trouvailles qui n’appartiennent qu’à elle. Elle habille magnifiquement l’œuvre déjà formidable du conteur.
Ici, je me trouve à l ‘aise pour louer. J’ai été souvent obligé, dans l’études des Aphorismes, d’aller plus loin que l’apparence ; et c’est une tâche qui me convient mal, non que je ne sache avoir raison, mais tout effort d’explication ne va point sans quelque douleur. J’aime, au contraire, me perdre dans les multiples impressions de la vie, et pas plus que le grouillement de la foule, le chaos des formes et des couleurs me fait peur. Quand ce chaos passe à la débauche, je suis tout à fait ravi. Marc Stéphane sur ce point me donne de quoi me satisfaire.
Plongez-vouys, comme en une mer, dans cette espèce d’épopoée en prose qui comprend les trois cahiers des Dragonnades, et le Roy du Languedoc, premier livre d’une série qui doit se continuer pour notre plaisir. Quel fantastique relief prennent, sous la plus de l’écrivain, ces héroïques figures de Camisards ! Et comme on se prend à les aimer, ces durs partisans de la montagne cévenole ! Des années, au nom du roi, on les tortura pour leur foi ; de quel horrifique façon, c’est ce que le Tortugue, dans ses cahiers, vous apprendra, lui qui eut la chance de n’y laisser que ses pieds. En vérité, je ne sais pas de conte d’Edgard Poë qui passe en terreur et en hallucinante vision le récit de la captivité du petit montagnard, de ses supplices et de sa fuite. Imaginez-vous, enfant encore, rivé dans un cachot aux fresques terrifiantes, (quelquefois, du guichet de la porte, une tête de mort vous regarde, de tous ses trous noirs qu’éclaire une chandelle intérieure) ; une odeur affreuse remplit le caveau : n’a-t-on point enterré, presque sous vos pieds, le pauvre martyr qui vous précéda dans cette géhenne ? Le bourreau est robuste, vigilant, armé ; vous êtes faible et enchaîné. Eh bien ! vous avez un moyen de vous venger et d’être libre. Creuser le mur avec vos ongles, casser votre chaîne et vous en servir comme d’une arme ? Vous n’y êtes point ; il y a, à tout cela, des impossibilités matérielles. Non, le moyen est à la fois plus simple, et plus fantastiquement épique. Je ne vous le dirai point ; et vous m’en remercierez quand vous aurez lu l’ouvrage. Il me suffit de constater que Marc Stéphane, par l’intérêt de ses récits, s’apparente aux grands conteurs français. La tradition d’autrefois voulait en effet que les ouvrages d’art ne fussent pas ennuyeux ; on a changé tout cela, et la plus récente littérature exigeait du lecteur un perpétuel effort mental : l’abstraction le disputait à la psycho-physiologie, et l’on reconnaissait que c’était beau lorsqu’on avait mal à la tête. Pour moi, je l’avoue sans honte, j’estime que l’on doit « faire » clair et intéressant ; et « si Dumas m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême » ; non pas que l’on ne puise aborder tous les mystères et toutes les nuances, non pas que l’élément dramatique doive proscrire du récit tous les autres, mais tout cela est question de dosage et d’habileté : l’essentiel est de ne pas ennuyer. Croyez-vous que c’est pour « penser » profondément que les foules se précipitent au théâtre ? Amusez-les d’abord, et si vous pouvez les faire penser par surcroît, ce sera parfait. Mais, dans tout cela, que devient l’art ? Hé ! Il peut être dans l’amusement, comme vous voulez qu’il soit dans l’enui ; il appartient aux auteurs de l’introduire dans leurs fictions, et d’en faire un élément de leur succès, s’ils veulent que celui-ci soit durable. Ne dirait-on point — à en croire certains — que l’art commence à la neurasthénie et à la méningite !
Revenons aux pauvres villages cévenols décimés par les dragonnades ; il y a une limite à toute patience, et la révolte, un jour, jaillit spontanément, d’autant plus difficile à réduire qu’elle s’ébattait dans un pays extrêmement mouvementé et difficile. C’est l’histoire de cette lutte extraordinaire que Marc Stéphane a commencé de nous raconter ; je dis extraordinaire, tant par le pittoresque de ses épisodes — il s’agi de paysans armés de faux et de bâtons — que par les éléments singuliers qui en étaient l’âme : tous ces corps de partisans obéissaient plus ou moins à des prophètes, ou dormants, qui recevaient, paraît-il, leurs Inspirations des esprits. Sur ce grouillement attachant et mystérieux, s’enlève en vigueur une for belle figure de chef, Roland, le colonel des Enfants de Dieu réfugiés au désert, mais que d’autres silhouettes que Rabelais n’eut pas dédaignées ! Car la gaîté, l’énorme et agressive gaîté, règne en maîtresse dans l’ouvrage, malgré la grandeur des situations et le tragique de la trame ; à chaque instant, la bouffonnerie coudoie l’épopée, et ceux qui aiment le quatrième acte de Ruy Blas, l’acte de Don César, ne s’en plaindront pas. Un souffle de gauloiserie vient, par bouffée, secouer tous les acteurs de ce drame, comme le mistral fait des oliviers de la Provence. La gaîté, c’est la moitié de l’héroïsme.
Marc Stéphane n’a point exercé sa verve et son savoureux talent que sur des reconstitutions ; il a observé aussi, et de fort près, des réalités étranges :je parle de la Cité des fous. Et nous avons un livre hurlant de sincérité, dont on sent que les moindres détails sont intensément vécus ; à d’autres d’en critiquer le réalisme aigu, qui fait passer des crispations à fleur de nerfs, à d’autres d’en tirer des conclusions sociales ; qu’il nous suffise, à nous, d’en sentir l’impartiale vérité. Pauvres et falotes figures, étudiées avec une sûreté de pronostic absolue, et une espèce de sympathie douloureuse ! On les voit tourner dans les cours, gémir dans les dortoirs, s’extasier, rire et mourir. Plus de mystère stagne entre ces quatre murs que dans toutes la vaste enceinte de Paris. Quel abîme que la folie, et par quelle spirale effrayante elle fait descendre au fond des êtres ! Relisez, dans les Contes affronteurs, ce Drame affreux chez les Tranquilles : une logique étrange préside à ce terrifiant récit, et dans l’esprit d’un fou, le calembour même acquiert la valeur d’une déterminante de meurtre.
Quand on a frôlé tous ces lamentables mystères, on reste presque forcément curieux des occultismes. Il est bien vrai, au surplus, comme l’a dit Shakespeare, qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que n’en peut rêver notre philosophie. Une bonne part de l’œuvre de Marc Stéphane est donc dévolue à toutes ces sciences angoissantes, premiers balbutiements peut-être de découvertes nouvelles. Qu’on y croire ou qu’on n’y croie pas, on n’en peut méconnaître la souveraine valeur dramatique ; admirons ce petit chef-d’œuvre, la Réincarnée qui figure dans les Contes affronteurs.
Sans doute, tout cela est excessif, frénétique et sans mesure. Vous ne voudriez pas imposer un frein quelconque à un pamphlétaire ; c’est pour le coup que vous le verriez bondir, faire feu des quatre pieds, et nous lancer en pleine poitrine la ruade la mieux caractérisée. Certainement, vous serez choqués quelquefois, et pas toujours par hypocrisie, j’en conviens ; il m’est arrivé moi-même… Mais prenons les bons écrivains comme ils sont, et de grâce, ne cherchons pas à les débarrasser de défauts qui n’existent que dans nos yeux ; il arriverait qu’en tirant là-dessus, les qualités s’en iraient aussi ; et ce serait plus fâcheux pour notre plaisir. Marc Stéphane est-il un artiste ? Assurément, et des plus rares. Ses livres, et notamment sa gigantesque épopée camisarde, ont-ils l’envergure des œuvres de bonne race ? Je l’affirme, et leur dois de très savoureuses joies ; ce diable d’homme m’a tenu haletant pendant des heures, et ne m’a lâché qu’au point final. Je ne connais pas de conteur plus attachant, ni qu’i m’ait donné l’impression d’un style plus personnel et plus vivacement enraciné dans notre vieille langue. Je demande, du reste, à n’être pas cru sur parole, et si cette étude pouvait inspirer à quelques-uns l’idée de se reporter aux textes eux-mêmes, j’en aurais, au contraire, beaucoup de joie et de fierté.

Jean OTT



Les Loups, journal d’action d’art, 3e année, n° 17, avril 1911.

Nos vifs remerciements à Yannick Beaubatie, qui nous a généreusement offert ce rare exemplaire des Loups (A. Belval-Delahaye dir.)



Marc STEPHANE La Cité des fous. Préface de votre serviteur. — L’Arbre vengeur, 2008, coll. “L’Alambic”, 255 p., 14 euros.
Marc STEPHANE Un drame affreux chez les tranquilles. Préface de votre serviteur. — L’Arbre vengeur, 2008, coll. “L’Alambic”, 64 p., 7 euros.
Et aussi : Marc STEPHANE Ma Dernière Relève au bois des Caures. Souvenirs d’un chasseur de Driant, 18-22 février 1916. Préface du même. — Triel-sur-Seine, Italiques, 2007, coll. “Les Immortelles”, 152 pages, 18 euros.

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