Les Contes ingénus de Marc Stéphane

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Les “Contes ingénus” (I) de Marc Stéphane

M. Marc Stéphane est un gars de la coterie des tailleurs de rêves. Il aime la vie, dans ses marges. Contempteur de la Société, il va d’instinct, au pays des hommes, vers les réfractaires, les gueux, les marteleurs de la vieille route de misère. Anarchiste des lettres, il va d’instinct, au pays des mots, vers ceux qui sentent le fauve des fabliaux, qui sont fouettés du plein air des chemins patoisants, vers tous les vocables cliquepatins et coquefridouilles. Copieusement, il méprise l’ordre établi et les phrases bourgeoises. Il a le goût, la fièvre, de la liberté totale, absolue.

Tel, il a précisément connu la guerre, sur laquelle dans Verdun, ma dernière relève au Bois des Caures, il écrivit des pages cruelles, animées, fortes. Tel, encore, et si nous prenons à la lettre une de ses préfaces, il a connu le dur travail du journalier. Les heures, en se succédant, embrigadaient dans de rudes cadres sociaux cet affamé d’indépendance : ce réfractaire a souvent tenu, avec noblesse, l’arme ou l’outil.

Il en a dit ce qu’il pensait, franchement, âprement et, quand il le fallait, gaillardement. Un de ses livres : Ceux du trimard paraît, à ce point de vue, particulièrement suggestif. De haut goût, écrit dans un style d’argot et dans un mouvement de marche, d’un étonnant naturel, il vibre de grande verve gouailleuse. II y a là des phrases qui rissolent comme du lard dans la poêle, avec une petite chanson grasse. Ces histoires de fuite devant les cognes, d’amours bohémiennes, qu’il recueille de son vieil ami Baptiste, trimardeur amer et jovial qui se pendra au dernier chapitre, sont d’une, sûre truculence. Mais si l’auteur a rendu sensible en certaines pages, « l’éternelle mélancolie du pauv’ gueux», il a fait, en d’autres gronder contre ia société mauvaise la colère de ceux qui sont nés dans la misère et n’ont connu nul appui, du gosse du pénitencier ou de Baptiste lui-même, vieilli et violent. La vision du monde de M. Marc Stéphane est amère, mais véhémente.

Fuyant les obsédantes visions de la bataille, lassé du trimard, a-t-il eu un dégoût définitif de l’humanité ? « L’homme, écrit-il, est, en vérité, étrangement fécond en goûts bizarres, et cruellement dénaturé. » En tout cas, il s’est mis à regarder vivre les bêtes, il s’est cloîtré dans la nature. S’est-il demandé si les sociétés animales ne se montraient pas féroces, si la nature n’apparaissait pas hostile? S’il s’est posé cette question, il l’a résolue par une frémissante négative. Il s’est apaisé dans des songes ruraux et des féeries agrestes.

Et certes, ils sont ingénus, les deux contes qu’il nous offre aujourd’hui, éclairés de cet adjectif. Le premier nous montre le jeune Bignauzet influant sur la réalité par son sens subtil de l’irréel ; s’étant aperçu qu’il suffit de regarder sentimentalement, d’aimer les choses qui ne sont pas « ce que les pauvres yeux de chair voulaient voir sottement » ce subtil gamin aux joues de pomme d’api mêle adroitement les fées à sa vie, à celle des siens, et parvient, par d’ingénieux apologues, à réconcilier son père et sa mère puis à obtenir la garde d’un troupeau de moutons dans la montagne. Le second nous peint M’zélotte, la vipérine « aux yeux de jais vif cerclés d’or », qui se réveille au premier chaud soleil, cherche en vain son ami le seigneur Pouf, gros lézard « à l’habit brodé de perles et de paillées », puis, guidée par les fées des bois et des lacs, aidée par la vieille vipère Aspidie, par un bourdon, par un mulot, le délivre de la cage de verre où le chasseur l’avait clos. Sujet mince ? Contes bien ingénus ? Mais d’abord il y a là une leçon. M. Marc Stéphane engage le monde brutal d’aujourd’hui, le monde de matière et de haine, à voir autrement que par les yeux de la chair, à distinguer, au delà des apparences, des vérités, de joie et d’amour ; avec en exergue un vers de La Fontaine, il engage les hommes à prendre exemple sur les animaux généreux et fraternels. Et puis il y a la manière du conteur. M. Marc Stéphane a choisi cette fois dans la cohorte de ses mots familiers ceux de fable et de féerie, les mots de passé, les sonorités de jadis. Il use d’un style parfois bizarre, souvent évocateur, toujours curieux, et dans ce style il reproduit, en terrien qui voit, entend palpiter la nature, toute la sourde vie d’un paysage.

« Prolétaire agricole », M. Marc Stéphane habite maintenant, je crois, non loin de Paris, à la campagne. Il cultive sa terre enchantée pour lui comme une fable sans cynisme. Il cultive son style, aussi vert que les herbes où file la vipérine. Il a mis, tout autour, des haies originales, des contorsions de phrases griffues et fleuries ? Sans doute. Mais il a son champ à lui. C’est beaucoup.

Emmanuel Aegerter

(I) Cabinet du Pamphlétaire.


L’Européen, 24 décembre 1930, p. 11.

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