Tailhade contre le Mufle

TailhadeMufle.jpg Illustration de Jeanne Picq



Comme chaque année, Cynthia 3000 fut autour de la fontaine du Marché de la poésie parmi les bibliopoles les plus remarqués. La poussette qui leur sert d’échoppe avait grossi depuis l’année dernière, un range-ouvrage pyrogravé s’y était adjoint qui faisait le présentoir et un tabouret design de plastique orange (vert ?) permettait aux auteurs de la maison, Gilles Picq et Dominique Meens, d’asseoir leurs signatures. On n’imagine guère plus autonome. Cynthia 3000, c’est la cavalerie légère dans la petite guerre du papier imprimé. Ça charge en coup de vent. C’est imparable.

La première nouveauté de la maison est une réédition revue, augmentée et annotée d‘Au pays du mufle, le fameux recueil de Laurent Tailhade, qui ne connut plus d’édition véritable depuis janvier 1920 (Paris, Edouard-Joseph, avec des bois d’Albert Gleizes) - Tailhade avait cassé sa pipe le 1er novembre 1919.
Tout à sa découverte de la littérature “méchante”, le copain du dessinateur toulousain Henriot, avait pris la saine habitude de souffleter le mufle de la bêtise et de la laideur arboré par ses concitoyens mondains, de plume, de cornes et d’autres lieux. Il s’y fit un renom dans les années 1884-1894 et l’on se pressait à ses offices publics (Jarry s’en est pourléché puis souvenu avec son “prêtre Jean”).
La veine pamphlétaire donne parfois des ailes, ce fut le cas du gars Tailhade, qui content de grimper haut sur cette corde raide ne crachait pas sur le vocable rare et l’idiome plaisant, non plus que sur la désignation nommée de ses contemporains les plus remarquables… L’époque était aux farceurs qui plus est, et bientôt verrait poindre un Georges Fourest, gorgé d’un humour plus moderne sans doute, puisé aux sources du maître Tailhade, qui en conçut quelque amertume.
Ceux qui ont lu la méticuleuse biographie du personnage établie par Gilles Picq (Laurent Tailhade ou De la provocation considérée comme un art de vivre, Maisonneuve & Larose, 2001), se doutent bien que cette nouvelle édition comporte plusieurs inédits repêchés dans des revues du temps (Le Décadent, Lutèce, Le Mercure de France). Qu’ils sachent que l’on se félicite d’y trouver aussi des variantes des différentes leçons de certains poèmes où se constate le travail de réécriture de Tailhade. Ainsi voit-on Dubut de Laforet se former en “Némorin-le-Busard” pour cristalliser à nouveau en Dubut de Laforet. Et puis l’annotation est pléthorique, on y passe des moments de plaisir savant. Pour donner une juste idée de ce magistral recueil de soufflets, il faudrait citer encore quelques vers, ce que nous allons faire avec parcimonie en choisissant un extrait de la “Ballade pour assainir la chose littéraire” :

Odeur de pieds, senteur de bouches,
Et ridicule énormément,
C’est Péladan-Tueur-de-Mouches.
Pour l’escadre et le régiment,
Pierre Loti, ce diamant,
Quitte Nana, voire Isabelle.
Ces pasquins manquent d’agrément :
Nous les mettrons dans la poubelle.


Et ainsi toute la lyre y passe, depuis Alcide Guérin jusqu’à Fabre des Essarts en passant par Anatole Baju. Un chef d’oeuvre abouti de la littérature féroce, ce Pays du mufle. Qui de nos jours aurait assez d’audace pour tenter l’exercice ?



Laurent Tailhade Au pays du mufle. Edition revue, augmentée et annotée par Gilles Picq. Cynthia 3000, 146 pages, 20 € + port.

Cynthia 3000
71, boulevard Hippolyte Faure
51000 Châlons-en-Champagne

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