Le prix du sang, par Victor Barrucand

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Le prix du sang

La question du service militaire des indigènes s’est posée à Alger devant le Conseil supérieur. M. Morinaud a fait voter un voeu tendant à la non application du projet. Encore une fois les adversaires du service militaire indigène ont sorti leur arsenal de mauvaises raisons. Mais des paroles nouvelles et bien significatives ont pourtant été prononcées. Ce sont les réflexions de M. de Peretti qui les ont provoquées. Donnons en bref le compte-rendu de la discussion :
Le rapporteur, M. Bounhiol, conclut à l’inopportunité de l’institution en Algérie du service militaire obligatoire pour les indigènes.
M. de Peretti estime que la loi de deux ans a eu de graves conséquences pour la puissance militaire de la France et que les contingents demandés à l’Algérie sont nécessaires à la défense nationale. Il estime que, loin d’être un danger, la conscription des indigènes constituera un excellent moyen de rapprochement, créant entre nos soldats et eux une véritable fraternité d’armes. M. de Peretti expose d’autres arguments et propose à l’Assemblée de prier le Gouvernement d’appliquer, sans retard, la loi de recrutement à nos sujets musulmans.
M. Otten proteste contre les paroles de M. de Peretti. M. Otten rend hommage aux services que les indigènes nous rendent comme soldats : « mais, du concours qu’ils nous prêtent au rôle de défenseurs que l’on veut leur faire jouer, il y a loin. »
La proposition de M. de Peretti est repoussée à l’unanimité moins une voix.
De cette façon on comprend que la politique d’association effraye les adversaires algériens du service. Que les indigènes soient des salariés ou des mercenaires, très bien ! mais des associés, non pas ! Il ne faut qu’on puisse dire qu’ils ont versé leur sang pour la défense du drapeau. Non, ce n’est pas cela : ils ont été payés pour se battre… on ne leur doit plus rien… Pensons-y avec plus d’attention : c’est un véritable séparatisme moral qui se trouverait proclamé, si la représentation française avait la faiblesse d’accéder à de telles suggestions mesquines. M. Loubet, président de la République, dans son voyage d’Algérie, il y a cinq ans, n’hésita pas à trancher la question de principe qui nous est soumise aujourd’hui, quand il affirma la “fraternité d’armes et de travail”.
On a pu dire aussi que la conquête du sol devait être achevée par la conquête des âmes, et c’était là une haute parole de philosophie coloniale. L’homme qui proposa cette formule est aujourd’hui placé à la tête des affaires algériennes et s’emploie avec un rare bonheur à réaliser son idéal français.
Devant une doctrine si nette ne craignons donc pas que l’or des principes soit altéré par un marchandage moral sur le prix du sang. Plus j’y pense et plus je suis persuadé que la faute de noblesse où l’on veut nous entraîner ne sera pas commise. Il serait vraiment étrange et par trop maladroit que le dévouement des indigènes algériens et tunisiens au Maroc n’eût servi qu’à leur attirer des affronts. D’aucune façon, les indigènes ne doivent être humiliés par des distinctions blessantes dans la discussion du service militaire. Reste la question d’opportunité. Mais jamais le moment ne fut mieux choisi pour réaliser cette grande réforme.
En tout état de choses une question doit embarrasser les adversaires du recrutement indigène. Nous entendons bien qu’ils ne veulent pas qu’on puisse dire que les indigènes se battent pour le drapeau français. Ils se battent, disent-ils, pour gagner leur argent… Et sur cette affirmation cavalière, nous voyons ces messieurs pirouetter sur leur talon, les mains dans les poches, la conscience tranquille. — Pardon ! mais que faites-vous des tirailleurs tunisiens ? Ceux-là ne sont pas des mercenaires. Si vous leur refusez le titre de défenseurs du drapeau, que sont-ils donc ? Serait-ce que le bey de Tunis aurait déclaré la guerre aux marocains ?
Comme il serait plus simple d’accepter la collaboration militaire des indigènes dans le sentiment de rapprochement qui convient à ceux qui savent mourir ensemble. On y pensera certainement.

Victor Barrucand


L’Echo de Bougie, n° 617, 21 juin 1908, p. 2.

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