Felix von Luckner, le dernier corsaire

FvonLuckner.jpg Felix von Luckner en uniforme néo-zélandais avec insignes de la marine allemande.



Nous venons de refermer un volume emballant, lu d'une traite, englouti si l'on peut dire en parlant des souvenirs du dernier corsaire de la marine à voile connu. Publié en 1927 par les éditions Payot dans leur collection de "mémoires, études et documents pour servir à l'histoire de la guerre mondiale", ce livre délicieux illustré de quinze photographies contient les mémoires de guerre de Felix von Luckner (1881-1966), un vrai roman d'aventures. Ecrits un peu plus sèchement qu'une fiction sans doute, ils nous promènent au cœur de l'autre guerre de 1914, celle qui roulait sur la mer et dans les colonies.
Sous-marins, mines, transports, guerre de course et prises de navires, naufrage et robinsonade constituent la moelle formidable de cette histoire peu ordinaire dont les prémices guerrières se déroulent à bord du cuirassé Kronprinz, au coeur de la fameuse bataille du Jutland (31 mai 1916) durant laquelle s'affrontèrent très rudement deux cent cinquante navires anglais et allemands - la plus grande bataille navale moderne.

Pensant que notre pont devait être plein d'éclats, nous envoyons un homme en chercher pour faire des presse-papiers. Il revient, les bras chargés de choux-fleurs : "Voilà tous les éclats que j'ai trouvés". Je sors moi-même : le pont est couvert de légumes ; le recul des gros canons a fait sauter le garde-manger. D'ailleurs, aucun éclat d'acier ; c'est incompréhensible ; parmi la grêle d'obus, aucun ne nous a touchés (...).

Les souvenirs commencent naturellement par la jeunesse du comte Felix, aristocrate allemand en rupture de ban, qui, d'Australie aux rives de l'Amérique connut un parcours de fétu porté par le vent : mousse sur un voilier battant pavillon russe, bûcheron, chasseur de kangourou, gardien de phare, aide-fakir, soldat de l'armée mexicaine, journalier, mascotte de l'Armée du Salut, constructeur de chemin de fer, il finit par faire du voilier son métier et du voilier corsaire sa spécialité.

Le lecteur va hocher la tête, même s'il réfléchit que j'étais encore à l'âge des tours d'écolier, que mon éducation avait pris une tournure assez imprévue et que le contact de tant d'être et de nations étrangères n'avait guère contribué à l'affermissement de mes principes moraux. Quand je me rappelle mon temps de pirate, il me semble que les dangers qui m'ont menacé n'étaient pas tous extérieurs et que je puis remercier la fortune d'avoir permis mon ascension finale au bout d'un chemin si embrouillé.

Commandant un grand voilier corsaire, le Seeadler (L'aigle de mer), une croiseur auxiliaire de la marine de guerre allemande, Felix von Luckner est devenu un héros de la Première guerre mondial en forçant le blocus anglais et en coulant quatorze cargos alliés entre janvier et juillet 1917. Il relate dans son ouvrage par quels subterfuges il prenait possession des bâtiments alliés, marchands ou non, qu'il coulait après avoir recueilli l'équipage et les passagers. Le Seeadler coula à son tour, après avoir écumé l'Atlantique et le Pacifique :

« Le deux août, vers neuf heures et demie du matin, au moment d’envoyer à terre le canot des permissionnaires, nous vîmes s’enfler la mer à l’horizon. Est-ce un mirage ? Mais l’énorme ondulation approche, toujours plus haute : une lame de fond, due à quelque tremblement de terre. Personne d’entre nous n’avait vu pareil phénomène, et nos officiers se disputaient sur sa nature et sur ses causes mais le danger me parut pressant : “Coupe le câble de l’ancre ; pare le moteur ; tout le monde sur le pont.” La lame approche toujours. Je répète d’une voix plus forte : “Le moteur en marche.” On pompe de l’air comprimé. En vain. (...) Il ne reste que quelques secondes pour notre salut. Nos oreilles pleines d’angoisse attendent toujours. Trop tard. La lame s’est élevée au-dessus de nos têtes, et, saisissant nos planches, les a jetées sur le récif de corail. Les mâts et le couronnement s’écroulent. Le choc a détaché des blocs de corail lourds de plusieurs quintaux et qui retombent sur le pont. La vague a passé, et les quelques planches qui représentaient l’empire allemand dans cet hémisphère gisent en morceaux sur le récif. Au moment du choc, tout le monde s’était abrité de son mieux contre les agrès pleuvant sur le pont. Le calme revenu, je regardai autour de moi : personne. Étais-je le seul sauvé ? (...).

S'ensuivent la robinsonnade, la traversée de 2.300 milles en bateau de fortune, l'arrestation et la détention en Nouvelle-Zélande. Et le récit des aventures de cet extraordinaire Félix ne serait digne de lui s'il en restait là. Je signale donc encore son... évasion et la reprise de ses activités corsaires qui firent de lui un héros du peuple allemand, si attaché à sa marine. Humain et digne, il semble avoir été respecté de ses victimes mêmes. Combien de militaires peuvent en dire autant ? Il y a trois ans, les éditions La Bibliothèque rééditaient ces mémoires, excellente idée qui vous offre de vous fournir, hors les rares images, un récit un peu ahurissant tout de même, drôle parfois, qui mériterait de connaître une adaptation cinématographique : La Grande Evasion du Pirate des îles.


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Félix de Luckner Le Dernier Corsaire (1914-1918). Traduit de l’allemand par Louis Berthain. - Paris, La Bibliothèque, 304 p., 21 euros.

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