Marc Stéphane, par A.-R. Schneeberger (1912)

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Visages contemporains

MARC STÉPHANE


Le génie de l’homme matériel a cette faculté suprême de rabaisser toute idée qu’il touche ; parlez-lui science, il répond automobile, parlez-lui art, café-concert, parlez-lui religion, la calotte ; et si vous essayez de rompre la sereine grandeur de cette rapide digestion, alors parlez-lui femme, et sa goinfre baye, ses yeux chavirent : ce mâle débile pense aux putains.



Cynique. Compte actuellement peu de pareils pour savoir, à cette façon, vider l’apparence promitieuse d’un contemporain, ce qu’il appellerait la peau de son ours. Alors tout le cirque des vanités, les tares morales, l’emphase tapageuse, le ventre accapareur, toutes ces scories gonflent, crèvent et s’étalent entre ieux phrases cinglantes et lapidaires,ou dans un court récit véhémentement développé.
Son style enserre : la phrase légère, précise, dessine tout ce qu’elle veut dire. Exacte de relief, elle a peu de pénombre, elle ne joue pas avec des entités, c’est avec des hommes qu’elle combat, et ces hommes elle en veut brûler de sa flamme la sombre turpitude, la noire hypocrisie. Il y a peu de sourires dans ces cinq petits volumes de réflexions humaines… trop humaines, si vous en rencontrez parfois, délectez-vous à leur fraîcheur d’oasis, ce sont les délicieux instants : je citerai du tome premier, la mort de la petite tortue des îles, Marjolaine (1).
D’ailleurs quelle belle langue manie Marc Stéphane (les deux premières séries sont, exemplaires) avec ses archaïsmes/pittoresques, des expressions que l’usage a perdues pour notre grand dam, et qui donnent aux pensées, aux aphorismes et boutades, cette forme savoureuse et originale aussi éloignée de l’afféterie où se complaisent nos chers maîtres, que de la facile vulgarité de nos politiques en renom. Peut-être descend-elle trop (plusieurs pages des dernières séries) à T’attaque personnelle et même à l’injure, mais Marc Stéphane est un pamphlétaire qui n’a rien d’inactuel ; c’est delà vie chaude et palpitante qu’il ramène avec ses poings. L’art du pamphlétaire n’est pas sans analogie avec l’art du caricaturiste, comme lui d’une ligne, il sait d’un mot faire grimacer ses modèles, ainsi il devine sous les harmonies superficielles delà forme les révoltes profondes de Ta matière, et Marc Stéphane l’affirme assez souvent non sans un sourire : « Ce n’est point que je sois un suppôt du Gésu, car je suis plutôt un vieux diable. » Il aimerait, j’en suis sûr, en exergue à son faciès, cette pensée de Daumier : « Il faut être de son temps ! »
Et pourtant Marc Stéphane est un philosophe, un très fin philosophe et un philosophe « inactuel ». Et de cela, il faut le louer sans réserve ; avoir su échapper à la folie de son siècle, avoir su opposer sa conscience à l’opinion, avoir vu nettement la fragilité du dogme matérialiste plus impératif encore que l’orthodoxie religieuse.
« Le libéralisme philosophique est si totalement banni des postulats nouveaux de la pensée contemporaine, dit-il, imbue de la seule science expérimentale, que je ne désespère: nullement de voir avant que de mourir l’Inquisition restaurée par le dogme rationaliste. » Et quelles délices pour nous penseurs,les trop rares aphorismes où notre auteur se complaît à jeter les bases d’une philosophie hautement humaine, avec ce cri de guerre qu’il lance fièrement à travers nos veules mégalomane-matérialistes d’aujourd’hui : « Je méprise Haeckel. »
Il fallait encore de la bravoure pour réagir contre le féminisme bêta de nos lénitifs penseurs actuels qui, dignes néo-darwiniens, incapables- de sentir une quelconque nuance de la nature monistes de pensée, de sens, d’intelligence, ne savent plus comprendre l’inégalité foncière des êtres, la marche évolutive et transcendante de la volonté parmi les innombrables formes harmonieuses de la vie. Supprimant l’âme et Dieu, nos monistes ont pensé régler cette marche de la vie avec leur raison fragile et faillible comme toute raison humaine, et déjà ce subtil échafaudage est entouré, submergé de tous côtés, et leur nef fait eau ; alors pour boucher les trous ils embarquent les femmes : nos intellectuelles, mieux nos cérébrales, celles que Laforgue a clouées puérilement, d’un mot terrible : « La femme bête à chignon » ; pas la compagne de l’homme, mais son égale, sinon son ennemie. Et notre auteur saisit alors d’un aphorisme profond l’un des malaises du siècle ; « La lumière de l’homme est dans son cerveau, le génie de la femme est dans son coeur; et c’est par la transgression toujours plus flagrante de cette loi naturelle, pourtant primordiale, que vient le malaise d’un siècle où l’homme s’efforce à sentimentaliser loin de la femme et la femme à cérébraliser tout en méprisant l’homme. »
Pour ces actuels qui n’ont pas su tuer leurs sens et ne connaissent plus l’innocence des sens, Nietzsche a donné cette parabole : « Ils n’étaient pas en petit ceux qui voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux. » Car derrière le cerveau de nos féministes et au coeur des intellectuelles, Marc Stéphane et moi, nous avons vu se refléter cette belle fausse, vieille comme le monde, la chienne Sensualité.
Marc Stéphane est encore à rencontre de la généralité de ses contemporains un être moral ; parce que l’ancien idéalisme transcendental est en voie d’avoir demain sous le nom d’individualisme, en morale et de symbolisme en art un renouveau fertile, Marc Stéphane s’est bien gardé de croire, tel un simple primaire, qu’individualisme en morale voulait dire immoralisme ou amoralisme. Il a compris que supprimer, comme le voudraient nos scientifico-dogmatiques, le sentiment moral, c’est supprimer les plus belles nuances de cet art délicat, simple à la fois et si complexe de la vie. Evidemment, la morale de Marc Stéphane n’est pas une morale ordinaire, elle ne ressemble en rien à la commune morale bourgeoise, cette morale courante, doux oreiller sur lequel les hommes aiment à dormir, et l’uniformité n’est pas du tout son fait. Les esprits traditionnels qui ont l’habitude de distinguer dans la nature le Bien et le Mal ne savent comprendre cette conception neuve de l’éthique, à savoir, qu’en regardant la vie non comme un absolu, mais comme une transition, le poète puisse la douer d’une loi différente de leur bien et de leur mal.
Au fond, il serait nécessaire de se placer devant chaque individu comme la Volonté créatrice se place devant le monde, avec un idéalisme optimiste. Marc Stéphane, lui, qui n’est qu’un homme s’est placé devant les hommes,et sa grande tristesse celle qui se dégage d’entre ses plus belles pages, c’est qu’il ait trouvé si peu d’hommes autour de lui ; cependant, toujours amoureux de la vie, il n’a point chanté comme notre poète :

Les dieux s’en vont ; plus que des hures ;
Ah ! ça devient tous les jours pis ;
J’ai fait mon temps, je déguerpis
Vers l’Inclusive Sinécure.

Seulement ce philosophe est devenu patiemment.logiquement, outrément pessimiste. Nouveau Diogène, il cherche sans cesse, à la lueur de son lucide cerveau, « les quelques douzaines de braves gens dont peut se conjouir par génération notre imbécile humanité ».

A.-R. Schneeberger


(1) Aphorismes, boutades et propos subversifs.



Pan, n° 8-10, septembre-octobre 1912, pp. 608-611.

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