Le mal d'écrire et le roman contemporain (1895)

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En marge des recherches personnelles qui nous occupent, nous trouvons ce fragment du critique Antoine Albalat (1856-1935) (1), personnage aux positions parfois contestables, dont le propos n'est pas inintéressant pour autant. Un autre Nisard peut-être, plus déliée, plus esthète..
Voici un fragment de son Mal d'écrire et le roman contemporain, un essai de 1895 qui nous semble conserver ici ou là un tantinet de sagacité. Rien ne change donc vraiment ?

Le mal d'écrire est une névrose tellement invétérée, qu'on ne la remarque pas et que personne ne songe à la signaler. La diffusion de l'instruction et l'élévatton du niveau intellectuel ne sont pas les seules causes de cette épidémie. L'importance que l'école réaliste a accordée aux choses vécues a funestement propagé la mode de noircir du papier. Sous prétexte de documents humains, chacun s'est mêlé de raconter sa vie ou la vie des autres, comme si le deernier mot de l'art était le roman à clef ou l'autobiographie. On ne peut plus aimer et souffrir sans se croire obligé de le crier sur les toits. De là tant de confidences arrangées sous forme d'histoires ; de là, la manie d'interview qui sévit d'un bout à l'autre de la France. On fait parler ceux qui refusent d'écrire lorsqu'on n'a rien de sérieux à leur demander, on tache d'avoir leur opinion sur le tabac ou le suicide. La rage de se documenter a envahi les prisons et les cours d'assises. L'assassinat est devenu littéraire. Après Chambige s'analysant à la façon des héros de romans à la mode, nous avons vu madame Weiss, l'empoisonneuse d'Aïn-Fezza, accumuler ses rêvasseries suppliantes et se poser en victime romanesque. Le crime se drape avec des phrases, et croit s'absoudre en se faisant psychologique. L'abus de l'encre nous à ce point intoxiqués, que ces justifications scandaleuses ne nous révoltent plus. Ce n'était pas la peine de. répudier l'égoïsme romantique et de fuir la poésie personnelle d'Hugo et de Lamartine, pour venir comme des criminels non plus nous confesser, mais nous disséquer, non plus même nous raconter, mais nous autopsier. Suivant à la lettre l'exemple de M. de Goncourt, qui se vante quelque part d'être un écorché anatomique, on a cru, en s'observant soi-même, atteindre la vérité universelle; si bien qu'au lieu de disparaître dans son œuvre comme Homère ou Shakespeare, l'artiste de notre époque, pour ne chercher à étudier que lui, a été impuissant à peindre les autres et, à force de généraliser, il s'est amoindri. Cette manie est une des formes les plus répandues du mal d'écrire. Ceux qui en sont atteints ne guérissent plus ; cette tentation les suit ; partout la rage de s'analyser et d'analyser les autres leur tue l'imagination le besoin d'interpréter use leur faculté de sentir; la nécessité d'exagérer les rend inexacts. A force de compliquer les choses, lis sont impuissants à goûter les sentiments simples. Dédaignant l'émotion vraie pour émotion artificielle, comme ce gardien de cimetière que les enterrements laissaient froid et qui allait pleurer au mélodrame, ils se sont faits impassibles, afin de se maîtriser, et ils ont été incapables de rien voir, à force d'avoir voulu tout montrer. Avec ce système, on s'explique tout, mais on se gâte tout, on perd sa fraîcheur d'impression, le moi se dédouble, on devient un appareil photographique, on s'épuise à trouver, on se fouille jusqu'au sang, on se consolerait presque de mourir, si on pouvait noter son agonie.



Antoine Albalat Le Mal décrire et le roman contemporain. Paris, E. Flammarion, 1895, pp. 15-17.



(1) A son sujet, on ne peut mieux faire que de vous renvoyer à l'édition de ses mémoires par Jean-Luc Moreau, Souvenirs de la vie littéraire (Armand Colin, 1993), ainsi qu'à la notice établie par les Amis de Remy de Gourmont, à qui nous avons d'ailleurs emprunté l'image placée plus haut.

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