Kornél Esti

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Nul besoin de lire ce billet jusqu’au bout : faites-nous confiance une fois encore, notez les références qui se trouvent en bas de cette page et courez chez votre libraire.
La vie est courte — assertion que nous vous assénons assez souvent pour vous inciter à appliquer ce sage principe : à l’essentiel ! Et en l’occurrence l’essentiel n’est pas de vous fader les lignes qui suivent, fétus bientôt balayés, mais bien d’avoir lu bientôt Kornel Esti, borne solide et sans âge. Soyez donc sage ! Faites-vous du bien !
(Vous rattraperez en même temps un peu du retard qu’a pris le Préfet maritime à rédiger ces lignes étiques…)
Une fois le volume en poche, vous aurez tout loisir de revenir ici. Mais il y a fort à parier que vous aurez la tête plongée entre les deux plats rouge de la couverture des éditions Cambourakis. Nous vous en félicitons par avance, vous avez du goût, votre curiosité sera récompensée.

Ceux pour qui l’existence n’est qu’un fleuve plat, lent et ennuyeux — on en connaît — peuvent avoir envie de connaître les raisons qui font au Préfet maritime saboter son propre billet. Elles sont simples : Kornél Esti fait partie des grands classiques de la littérature européenne du siècle dernier. Il serait idiot de passer à côté.

Son auteur est hongrois, il se nomme Dezso Kosztolányi (1885-1936). Il appartient à cette étonnante génération des romanciers des années 1920 qui ont tenté mille choses pour échapper au carcan des académismes surannés. D’abord voué au roman, il s’adonne par la suite à la forme courte — qui restera décidément la forme privilégiée d’un siècle en forme de schnarpels. Kosztolányi aura d’ailleurs une vie brève.
Publié en France dès 1944 par Fernand Sorlot (Néron, le poète sanglant), il ne fera une nouvelle apparition sur les étals que quarante ans plus tard, en 1985, à l’occasion de la parution d’un recueil de texte, Le Traducteur kleptomane (titre hérité d’un chapitre de Kornel Esti) chez Alinéa puis, l’année suivante, aux Publications orientalistes de France avec les nouvelles de L’oeil-de-mer, dangers et destins, bientôt suivies d’un volume de dessins, et en 1988 les histoires courtes de Cinéma muet avec battements de coeur (Souffles). Les publications s’enchaînent ensuite avec la double publication des romans Anna la douce (1990) et Alouette (1992) chez Viviane Hamy, qui ne s’arrête pas là et donne encore plusieurs volumes, son effort étant soutenu par les éditions Ibolya Virag ou In Fine.

Désormais inscrit dans les esprits hexagonaux comme l’un des principaux prosateurs hongrois, Kosztolányi peut réapparaître avec une nouvelle traduction intégrale de son livre curieux, son grand livre, au même titre que le Voyage autour de mon crâne de Frigyes Karinthy (1887-1938) est son titre-phare. Plus sauvage que ce dernier opus, mais tout aussi déroutant (les deux hommes sont de la même génération et se connaissaient fort bien pour fréquenter les mêmes milieux et les mêmes cafés), Kornél Esti est de ces livres que l’on dit cultes.
C’est, à première vue, un roman en chapitres qui sont autant de points de vue sur une époque et le parcours d’un homme. L’ensemble forme une fiction vive, et même désinvolte, drôle mais grinçante, où s’inscrivent des personnages et des faits cueillis par le journaliste. C’est à tout prendre une chronique personnelle composée de petits récits de voyage, de récits anecodtiques ou de reportages déguisées en saynètes, de fragments autobiographiques, et de portraits ; soit une compilation de hauts-moments incrustés dans un livre recréant l’univers de Kornel Esti (dont la traduction littérale donne “corneille vespérale”), l’alter ego de Kostolanyi.

Ce double est présenté dès le chapitre inaugural dans des fragments dialogués qui disent l’essentiel du personnage : Kornel Esti est un fantasque à l’esprit libertaire, tentateur en diable, toujours favorable à la désorganisation en pente douce. Ce sont d’ailleurs les pages les plus libres du livre, les plus délectables : Kornel Esti est quelque chose comme la face cachée de tout individu, celle qui se cache sous notre mouchoir, dans notre poche.

Pour le reste le livre est gorgé de charmes littéraires et humains, de riches tableaux du Budapest des Roaring Twenties et de ses cafés si accommodants, “rendez-vous préféré des escrocs et des parasites”, de l’asile psychiatrique où le reporter en bout de course se laisse piéger, du traducteur follement surproductif, de l’utopique Ville de la lucidité où tout le monde dit la vérité, et d’autres endroits vénérables plongés dans des ambiances étranges par la fantaisie d’un écrivain en “affinité horrifiée” avec les rues malfamées et les hallucinations du monde moderne :

Budapest devenait une ville sous-marine. Des camions pagayaient, oscillant paresseusement au milieu de la nuit, des voitures viraient tels des canots à moteur, balayant violemment la jaillissante écume de l’obscurité, et tous ces véhicules aquatiques propulsaient Pali qui, les bras écartés, nageait dans l’ivresse et dérivait vers son but à une allure infernale. Il jouissait de cet ordre, de cette commodité, de cette rapidité. Et où que le rejettent les flots, ce serait bien, délicieux et généreux…


Avec quelque chose de ces curieux romans fruits de dada ou du surréalisme — Walter Serner en premier lieu, mais aussi Ribemont-Dessaignes — ce Kornél Esti est le digne fils d’une inimitable Mittle Europa.


Dezso Kostolanyi Kornél Esti, traduit du hongrois par Sophie Képès. — Paris, Cambourakis, 272 pages, 20 euros

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