Tchéka castagnettes

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Au cours d'un reportage à Paris parmi les réfugiés russes, Chaves Nogales (1897-1944), journaliste espagnol, rencontre le danseur de Flamenco Juan Martinez, qui lui raconte son histoire. Elle n'est pas banale.

Chassés de Constantinople, sa compagne Sole et lui, par l'arrivée des Allemands, ils choisissent de se rendre en Russie pour trouver du travail. Il s'y prennent surtout dans une nasse où ils vont devoir survivre durant six ans dans des conditions parfois plus que scabreuses.

Les mémoires du danseur, transcrites par le journaliste d'Estampa, tissent une chronique saisissante que l'on dévore avec un appétit grandissant, happant les anecdotes de plus en plus ahurissantes. Si pour le couple le quotidien au coeur de la crise est une gageure répétée d'heure en heure - on vit avec les Martinez au jour le jour -, la montée de la misère et de la terreur est un élément de suspense autrement naturel, si l'on peut dire, que l'irruption de vampires ou de super-héros. Chaves Nogales présente donc Martinez, héros discret et humble, ballotté par l'Histoire, suivant un semblant de voie en se fiant à son instinct si souvent pris en défaut...

Dans Moscou et Petrograd flottait déjà une odeur qui m'était jusqu'alors inconnue : l'odeur du bolchevik.

Pris dans la tourmente révolutionnaire, Juan Martinez et Sole sont ballotés par les événements de Moscou à Saint-Pétersbourg, puis, après les délices de Gomel, à Kiev, ville prise successivement, et à plusieurs reprises, par les Rouges et par les Blancs dans des déchaînements sanglants et hasardeux. Accaparé par des membres de la tcheka, la police politique aveuglément meurtrière des premières années du régime communiste, Martinez joue double jeu, en effet, fréquentant tour à tour les uns et les autres, par nécessité.
Lorsque les blancs ont la main, ce sont les aristocrates, aventuriers et officiers de l'ex-armée du tsar auxquels il sert de croupier intermittent et avec lesquels il négocie pour son compte des bijoux de prix, sans pour autant parvenir à se nourrir ou à s'habiller. Tout manque, le cours des denrées se négocie en citron, agrume dont on ne voit cependant pas un zeste. Bohèmes, alcooliques et joueurs sont mêlés aux aventuriers et aux assassins arrogants et brutaux. Les vies dérapent vite, les breuvages sont de plus en plus improbables (pétrole, vernis...), on se fait tailler des costumes "élégantissimes" dans des sacs de vivre. Surtout, il faut supporter ces "abrutis de cosaques"...
Après la contre-offensive des rouges, la situation ne change guère pour les estomacs. Les trafics de bijoux se font plus discrets, les assassinats sont tout aussi expéditifs et il faut à Sole et Juan réintégrer le Syndicat des artistes, qui les envoie illustrer de danses espagnoles les tournées des propagandistes bolcheviks dans les campagnes plus dangereuses que des faubourgs. Des bandes incontrôlées pillent et tuent impunément, on n'en sort pas toujours...
Juan Martinez et Sole ont échappé plusieurs fois à la mort, et par un tour de passe-passeport, se faisant passer pour Italiens, finissent par quitter enfin la Russie bolchevique où les civils, femmes et enfants compris, crèvent littéralement de faim dans la rue.
De ce voyage au pays de l'horreur, le danseur revient avec une explication de la victoire bolchevique finale :

Aux yeux du peuple famélique, les blancs étaient des tyrans, les rouges l'étaient plus encore, et tous nourrissaient le même mépris pour les lois divines humaines et divines. Mais les rouges étaient des assassins affamés, tandis que les blancs étaient des assassins repus. S'instaura donc une solidarité d'affamés entre les civils et les gardes rouges. C'est ainsi que bolcheviks et non-bolcheviks se dressèrent contre l'armée blanche. Et c'est ainsi que triompha le bolchevisme. Celui qui vous dira autre chose est un menteur ; ou bien il n'y était pas, ou bien il ignore dans quelles conditions nous vivions.

On a peine à croire que ce récit passionnant n'ait pas été publié plus tôt en français.
Parfaitement captivant, il vient se placer dans la bibliothèque de notre cabane aux côtés de La Révolution russe de Claude Anet. Les aperçus n'en sont pas similaires, hormis lorsqu'Anet, expulsé, partage la misère morale et physique des réfugiés blancs... L'expérience d'un grand reporter proche des hommes au pouvoir méritait son contrepoint : l'expérience d'un homme du peuple.

Une très bonne nouvelle n'arrivant jamais seule, la Table ronde nous promet maintenant les nouvelles de Chaves Nogales sur la Guerre d'Espagne. Instruit par ce superbe livre, nous les attendons avec assez d'impatience...


Manuel Chaves Nogales Le Double Jeu de Juan Martinez. Préface d'Andrés Trapiello. Traduit de l'espagnol par Catherine Vasseur. — Paris, La Table ronde, 315 pages, 21,50 €

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