Dragon ivre (Charles Monselet)

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Dragon ivre


Un dimanche d'été, sur le quai Malaquais,
Derrière lui j'allais, et je le remarquais.
Vacillant, ce dragon se frayait des passages
A travers tout le monde, et gênait les gens sages
. Il suivait lourdement le long du parapet,
Et, de l'autre côté rebondissant, frappait
Les bancs verts du trottoir ou salissait aux ormes
Le cuir qui tapissait ses pantalons énormes.
Les litres avaient mis dans son regard l'azur
Qui fait que l'on réclame avec instance un mur.
Professeur de feston, artiste en astragale,
L'opinion d'autrui lui semblait fort égale,
Et ses gestes n'avaient rien qui leur commandât.
On devinait en lui, sous l'habit du soldat.
Un villageois sentant encore la luzerne.
Il murmurait ces mots : « Permission... caserne... »

Là-bas, de l'horizon descendant les degrés
Dans un entassement de nuages dorés,
Le soleil se couchait du côté de Grenelle ;
Mais cet astre indiscret offusquait la prunelle
De ce dragon. Son casque, essayant un essor,
Sur son front en sueur flamboyait, globe d'or.
Les passants s'en allaient dîner, et les familles
Évitaient le guerrier, surtout les jeunes filles,
Non pas que son allure eût rien d'inquiétant
Pour la pudeur... Jamais ! Lui, vertueux. Pourtant,
Il souriait aux voix qu'il paraissait entendre ;
A sa lèvre entr'ouverte un refrain semblait pendre.
Tel passait ce dragon, buttant à chaque pas,
Menaçant de crouler, et n'ayant même pas
Cet instinct révolté qui fait que l'on se cabre,
S'emberlificotant les jambes dans son sabre.


Charles Monselet

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