Maurice Barrès parle de Louis Ménard et de Jean Barès, réformateurs de l'orthographe

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Louis Ménard nous avait apporté une belle étude : Les classes dirigeantes et les ennemis de la société. Il désira qu'elle lût orthographiée d'après son système. Il fallut plus de cinq épreuves pour arriver à maintenir les fautes que la grammaire réprouvait, et que Ménard exigeait. Quand le secrétaire de rédaction, enfin, eut obtenu le bon à tirer, le public se fâcha: « Quel charabia incompréhensible ! » Et Ménard se désolait : « Ils ont encore corrigé mes fautes. »
Il y a du défi au public dans cette extrémité d'un homme de grand goût gâtant son oeuvre à plaisir. Une part de responsabilité est imputable à mon homonyme M. Jean Barès, qui est venu de Colombie à Paris pour réformer le français. Un galant homme, d'ailleurs, et qui donne de toutes les manières l'exemple du sacrifice. Il consacre ses revenus à subventionner ceux qui écrivent aussi mal que lui, c'est-à-dire qui suppriment les lettres redoublées, et même, pour donner l'exemple, il s'est exécuté, il a supprimé un r dans notre nom. Mais pourquoi ne s'appelle-t-il pas Jan, comme jambon ?

Puisque toute manière d'écrire est conventionnelle, je ne perdrai pas mon temps à apprendre une nouvelle orthographe. L'honorable Colombien me dit qu'il y a des règles compliquées et des mots difficiles. Eh ! monsieur ! qui vous empêche de faire des fautes ? On ne vous mettra pas à l'amende.
Je souhaite que M. Jean Barès échoue dans son apostolat. Pour tout le reste, mes voeux l'accompagnent, car il plaisait beaucoup, je dois le reconnaître, à mon vénéré maître Ménard. D'ailleurs nous devons à ce fâcheux M. Barès une page délicieuse. Je veux la transcrire, charmante et bizarre, telle qu'il l'a donnée dans le Tombeau de Louis Ménard.

« Malgré tous ses déboires, Ménard avait conservé un fond de gaîté... Lors de sa dernière vizite au Réformiste (c'est le journal de M. Barès), nous cauzâmes longuement de la réforme, de la vie et même de la mort q'il sentait venir.
« — Je suis vieus et bien cassé, me dizait-il, néanmoins une bien grande et bêle dame est devenue amoureuse de moi et a solicité mon portrait.
« — Diable, lui dis-je, céte dame ne semble pas vous croire aussi cassé qe vous prétendez l'être.
« — Je n'en sais rien, me dit-il, mais le fait est vrai.
« — Mon cher maître, je n'en doute pas.
« — Oui, je vois qe vous en doutez, et pour qe vous n'en doutiez plus, je vais vous dire son nom.
« — Comme vous voudrez.
« — Eh bien ! la dame en qestion n'est autre qe la ville de Paris qi m'a demandé le portrait dont je vous ai parié pour le placer au muzée du Luxembourg.
« Aussitôt son explication terminée, le cher Maître se mit à rire et je fis comme lui, bien qe ce fût un peu à mes dépens.
Un moment plus tard Ménard reprenait :
% « — La ville de Paris n'est pas la seule dame qi me dézire, je suis aussi courtisé par une autre. Cete dernière est moins bêle, mais èle est encore plus puissante, ce qi ne suffit pas à me la faire aimer. Néanmoins, èle sait qe je ne la crains pas. Voulez-vous savoir son nom ?
« — Je veux bien.
« — Ele s'apèle la Mort.
« Hélas ! les deus amoureuzes de l'inoubliable et grand Louis Ménard ont obtenu satisfaction : l'une a reçu le portrait et l'autre a emporté l'original. »

Quelle charmante histoire, n'est-ce pas, mais quelle cacographie !




Maurice Barrès Le Voyage de Sparte. - Paris, F. Juven, 1911, pp. 30-33.

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