La solidarité devant la nature (Henri Allorge)

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Henri Allorge, dont on a pu voir le visage sur l'Alamblog il y a peu, était un poète doublé d'un auteur de science-fiction (sa "Tour de Babel" ne vous est plus inconnue.)

A ces titres de gloire, il faut probablement ajouter ce texte de 1910 qui semble très bien informé et, par certains aspects, peut-être même un peu prophétique...




La solidarité devant la nature

Les terribles inondations du mois de janvier dernier nous ont donné une triste occasion de nous solidariser énergiquement — encore que la main de l'homme soit certainement responsable d'une bonne partie du mal.

Cependant, lors même que la Nature punit l'homme de son imprévoyance, de son avidité, de ses offenses diverses, le péril n'en est pas moins naturel ; je m'efforcerai d'exposer ici quelques idées peut-être intéressantes sur la solidarité dont l'homme, à mon avis, sera de plus en plus appelé à faire preuve contre les phénomènes naturels, pour lui funestes, qu'il aura à subir de plus en plus nombreux, au cours des siècles prochains.

On perd trop facilement de vue, en effet, que la terre n'est pas immortelle, que ses ressources ne sont pas inépuisables, et que l'histoire n'est qu'une suite de métamorphoses accompagnées de cataclysmes.

Il serait fou d'espérer l'amélioration infinie du bien-être, et sans aller jusqu'à peindre les derniers hommes mourant de froid et de faim au milieu de déserts glacés, sous un soleil presque éteint, il est bon de songer à quelques éventualités redoutables appelées probablement à se produire.

La première est celle du déboisement général. Je ne puis ni ne veux m'étendre sur ce sujet si souvent traité, mais qui ne le sera jamais trop. Quel plus grand péril nous menace ? Diverses industries contribuent à le rendre pressant, mais surtout celle de la fabrication du papier, qui. chaque jour, dévore des forêts entières. Il semble qu'il serait urgent de prendre dès maintenant des mesures radicales de préservation.

Il faudrait rendre très sévères les prescriptions forestières, de manière à faire de chaque forêt, surtout montagneuse, une chose sacrée, comme est, en Suisse, le Bonnwald, qui préserve les villages des avalanches.

Pour satisfaire aux besoins énormes et croissants des journaux et des livres, il est possible de fabriquer le papier avec autre chose que ces arbres, que les anciens vénéraient, avec raison, comme des dieux protecteurs.

Qu'on multiplie, partout où le terrain s'y prêtera, les champs d'alfa, herbe depuis longtemps utilisée par les papeteries ; qu'on emploie aussi les feuilles et les tiges de mais, les orties, les ronces, les buissons, les roseaux, les genêts et les ajoncs, si communs ; qu'on en cultive au besoin dans les landes ou les terres stériles, pour obtenir de ces plantes un peu rebelles une pâte satisfaisante, qu'on cherche des méthodes nouvelles ; on en trouvera.

En outre, il faudrait qu'on recueillît avec soin tous les vieux papiers, vieux cartons, débris de bois, ainsi que la sciure. C'est un crime de brûler des papiers lorsque cela n'est pas nécessaire ; on ne devrait détruire que ceux qui portent des écrits dont la divulgation oindrait des inconvénients. Il est bon de signaler à ce sujet que certaines oeuvres d'assistance reçoivent avec reconnaissance, et font prendre à domicile les vieux papiers, journaux, prospectus, etc. Tel est. par exemple, l'Atelier Philanthropique, 87, rue de la Glacière, qui prend aussi les chiffons et la ferraille. Il y en a d'autres, notamment les ateliers d'aveugles (s'adresser à la « Maison des Aveugles », 5 et 9, rue Duroc).

Il serait aussi de bonne prévoyance de raréfier les emplois du bois : pour le chauffage, les traverses de chemin de fer (qu'on fait très bien en fonte maintenant), les pavés, etc.. Tout cela arrivera par la force des choses le jour où le bois sera devenu assez cher pour que son emploi soit trop onéreux, il est préférable, et même indispensable d'obtenir ce résultat grâce à une rigoureuse réglementation forestière et non par suite de la disparition des forets, catastrophe aux conséquences incalculables.

Mais cette sorte de famine nouvelle ne sera que la première de ce genre et la plus facile à combattre ; plus tard viendra la disette de la houille, prévue déjà (pour une date très lointaine, il est vrai) et absolument inévitable.

Conçoit-on les chemins de fer arrêtés, les usines éteintes, le gaz aboli, et toutes les industries métallurgiques rendues impossibles !

Le seul remède à cette catastrophe sera la découverte d'une meilleure utilisation des forces naturelles; il est à espérer qu'on saura un jour, avant l'épuisement des mines de charbon, capter pratiquement, non plus seulement les chutes d'eau, mais la puissance presque infinie des marées, bu la chaleur du soleil, abondante et intense dans les pays tropicaux.

On sait que théoriquement ces deux problèmes sont résolus ; sur une plage de Bretagne, à Ploumanac'h, existe un dispositif utilisant la marée pour actionner deux moulins, les « moulins de mer » ; et, d'autre part, on commit l'appareil Mouchot, grâce auquel on peut utiliser les rayons solaires pour faire fonctionner une petite machine à vapeur. Mais il faudrait faire tout cela en grand et distribuer au moyen de l'électricité la somme énorme d'énergie ainsi obtenue.

Peut-être même réussira-t-on à se procurer des sources intarissables d'électricité au moyen d'appareils thermo-électriques nouveaux ? Rien ne peut faire prévoir les merveilles mécaniques que l'avenir porte en germe.

Mais un péril bien plus terrible encore que la disette de charbon est à prévoir : ce sera la disette de fer. Que serait l'industrie, sans le fer ? Rien. On a pu dire avec raison que le fer est un métal infiniment plus précieux en soi que l'or. Il est l'ossature de toutes les machines, qui, sans lui, n'existeraient pas. L'essor de la mécanique n'a pu se produire que parallèlement à celui de l'industrie sidérurgique.

Or, les gisements de fer s'épuiseront. On en découvrira d'autres, mais ces derniers s'épuiseront à leur tour. Qu'arrivera-t-il? Il est difficile de le prophétiser. La ferraille deviendra infiniment précieuse, et, là encore, il faudra appliquer cette loi de solidarité, méconnue dans l'abondance, mais que la disette rend impérieuse : ne laisser rien se perdre.

Car c'est un crime ; c'est ainsi qu'autrefois, aux temps où fa lamine (celle du blé) était un péril sans cesse menaçant, et même plus récemment, dans les campagnes, le pain était vénéré comme une chose précieuse et sacrée. et celui qui le gaspillait était réprouvé comme un profanateur.

De même que le fer, les autres métaux s'épuiseront, notamment le cuivre, sans lequel semble ne pouvoir subsister l'industrie électro-mécanique.

Que fera-t-on ? Sans doute d'abord trouvera-t-on d'autres métaux à utiliser pratiquement, par exemple l'aluminium, naguère rare et cher, mais qu'on extrait de plus en plus facilement de l'alumine, de l'argile, qu'on trouve partout en abondance.

On parviendra peut-être à distribuer l'électricité sans le secours de fils, comme il arrive déjà pour les ondes hertziennes (télégraphie sans fil) et pour les courants de haute-fréquence, qui peuvent allumer des lampes à quelque distance, sans aucun conducteur.

Mais ne nous égarons pas dans des prévisions téméraires, et ne nous attristons pas non plus par l'évocation de désastres futurs qui sent encore si loin de nous. La terre se refroidira, le soleil s'eteindra, la vie disparaîtra de notre globe, car c'est la loi de l'être ; la vie n'est-elle pas sans cesse abolie par la mort ? Pourquoi nous effrayer de songer que la terre mourra, puisque nous mourrons nous-mêmes, avant elle ?

Sachons, du moins, ne pas aider, comme nous le faisons trop souvent, à l'appauvrissement de notre sol, en gaspillant follement ses richesses.

L'humanité doit se considérer comme «comptable » des trésors de la nature, eties exploiter sagement, sans avidité., comme un administrateur économe et prévoyant, et non comme un prodigue insensé qui dilapide son patrimoine sans songer à l'avenir.

Nous sommes solidaires avec les hommes qui vivront après nous, jusqu'à la fin de notre planète ; qu'ils ne puissent pas nous accuser d'avoir dilapidé à leurs dépens notre patrimoine commun et vital : les richesses naturelles.


Henri Allorge


Revue de la solidarité sociale (n° 72, juin 1910, pp. 84-85).

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