Paganini

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Me voilà à Nice, dans cette bourgade du soleil et des fleurs où Paganini est venu mourir, quand ce cygne effaré d'amour se lassa d'être Orphée dans un temps où les rochers se soucient médiocrement de venir écouter les modulations du luth, et où les tigres ne se dérangent pas non plus, si ce n'est pour venir dévorer le poëte lui-même. Hélas ! il est brisé à jamais, cet œuf mystérieux de Léda en qui s'agitaient unies les deux créations ; elle a été emportée par le torrent glacé, cette lyre qui faisait frissonner et frémir une seule âme dans le sein des hommes et dans le feuillage échevelé des plantes. Les lions de l'Atlas n'aiment pas la musique; et nous, comme des virtuoses blessés dans leur amour-propre, nous leur envoyons des balles cylindriques, dont le plomb s'éparpille en mille éclats fulminants dans le gouffre de leurs entrailles. Ah ! sans doute, les poëtes lyriques ont imaginé là un admirable moyen de combattre l'indifférence des bêtes fauves en matière d'art; mais ce moyen ingénieux et sûr, comment feront-ils pour l'appliquer à l'indifférence des petits journaux et des éditeurs, et aussi à la méchante humeur de la bien-aimée ? Le lieutenant de spahis Gérard a vengé de la froideur des lions ceux qui succèdent, tant bien que mal, à l'harmonieux époux d'Eurydice ; mais qui vengera Balzac de certains articles modérés ? Qui vengera le poëte d'Atta Troll des dédains de la petite Juliette, qui posait ses pieds blancs comme des lis sur la fourrure du monstre héroïque si cruellement mis à trépas par le silencieux Lascaro, par le fils mort de la sorcière ?

Paresseusement arrêté près d' un parapet, en face du magasin sur lequel j'ai lu cette enseigne Alphonse Karr, jardinier ;appuyé contre les murs de pierre qui ne contiennent pas le torrent Paillon, les yeux fixés sur le sable noir et desséché que le torrent Paillon n'arrose pas, je revois invinciblement cette terrible tête grandiose, cette effrayante tête de Paganini, si impérieusement modelée par le génie et par la douleur. Ses yeux flamboyants et caves étaient comme un abîme profond, oh si profond ! où semblait rouler en vagues sinistres l'océan infini du désenchantement, Ses sourcils en épaisses broussailles se hérissaient pour protéger ce regard avide tant de fois blessé; sa narine dilatée cherchait un air libre ; sa bouche était tordue à la fois par l'extase et par l'ironie, et, sur son cou maigre et puissant ses beaux cheveux, comme des serpents lassés déroulaient leurs spirales caressantes. Ô Paganini ! Malibran ! vous tous qui chantiez dans le vide, recueillant partout l'or, l'admiration, les lauriers, mais jamais, jamais ici-bas le baiser d'une âme ; ô voix éperdues, cygnes sanglants, digne race d'Orphée, que vous avez eu de force pour souffrir !
S'il dut y avoir un jour de repos, une heure d'oubli pour le démon du chant, pour le violoniste jaloux, pour l'enchanteur du bois sonore qui succombait sous la magie de ses propres enchantements, ce fut sans doute dans ce Nice mélodieux et calme qui porte en lui une si intense faculté d'apaisement; intense au point d'être redoutable pour quiconque veut créer, pour celui qui ne veut pas s'endormir sans avoir fini sa tâche et sans avoir travaillé jusqu'au soir dans la vigne de son père. Ici, le climat tiède, le ciel chaud et bleu en décembre, l'hiver vêtu de rayons, la persistance d'une floraison insensée et féerique, la mer surtout, la mer avec son chant de berceuse enamourée, tout vous dit : Endors-toi, rien ne vaut la peine de rien ; laisse-toi mourir, laisse-toi vivre ! Qui dira l'irrésistible séduction de cette Méditerranée à peine plissée par le vent en tout petits plis ondoyants comme la tunique légère d'une nymphe endormie ? Azur et lapis, là, noyée dans le bleu tendre, plus loin foncée et splendide, partout adorablement bleue et mille fois plus que le ciel lui-même, elle ne veut rien savoir de la mélancolie qui nous déchire, elle est partout sereine et implacable comme la joie. Ce qu'elle roule, c'est un firmament liquide où se baigne chaque nuit le troupeau glacé des étoiles ; celles qui l'habitent, ce sont des divinités insensibles et souriantes qui rajeunissent dans cet infini de béatitude leurs corps parfumés d'une immortelle ambroisie. A cette mer céleste, qui dénoue en soupirant sa folle ceinture d'écume, ne dites pas : Je veux lutter, je veux travaiIler ; elle vous renverra à la forte patrie où l'Océan menace, gronde et s'irrite, parlant de combats et d'éternité, mais parfois gourmande l'homme d'une voix paternelle, sachant que lui aussi porte dans son sein les noirs orages. Elle vous renverra à nos épais feuillages agités par le vent, qui, comme nous, naissent, vivent et meurent, puisant chaque fois dans la mort une plus grande énergie de vivre. Ici, hélas ! c'est le paradis à la porte duquel on laisse toute désespérance Oui, et toute force. Nous, les damnés et aussi les héros de la vie moderne, s'il nous fallait sourire à jamais aux pieds de cette alanguissante Armide, nous dirions volontiers : Qu'on nous rende la glace, la neige, les cruels soucis, le travail incessant, l'amour et ses fureurs, la lutte vivifiante, et toi surtout, nourrice cruelle et robuste, sombre terre des chênes !



Théodore de Banville, La Mer de Nice (Poulet-Malassis et de Broise, 1861, pp. 5-11).


Le violon de Paganini sur Gallica

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