Les Économies (1833)

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Les Économies

Elles sont à la mode, à l'ordre du jour : on en parle sans cesse dans les deux Chambres d'abord, puis dans les salons, dans les boudoirs, dans les antichambres, dans les boutiques, dans les échoppes, et enfin dans les rues où l'on parle de tout, où l'on voit de tout, et où l'on arrive à tout, hormis aux économies.

Les économies ne prendront jamais en France, qui est le pays du faste, l'empire des mille et une folies, des jolis riens, des charmans hochets et enfin des femmes. Si vous réformez des employés, vous faites des malheureux: de là, plaintes, cris et désespoir. Si vous ôtez cinq cents francs sur les appointemens d'un chef de bureau, il réformera un domestique ou une bonne, et voilà un malheureux ou une malheureuse. Si, dans chaque administration, vous renvoyez quinze à vingt garçons de bureau, voilà encore des misérables, pères d'autres misérables , et ainsi de suite et par ricochets. C'est aux grands à s'exécuter, dira-t-on ; mais ces grands , auxquels vous en voulez tant, ne font-ils pas vivre les-petits ? Savez-vous combien la femme d'un ministre, par son faste, par son luxe, fait vivre de personnes ?... Songez à la lingère , à l'ouvrière en robes, à la modiste, à la marchande de nouveautés, au marchand de soie, au marchand de bas , au cordonnier; songez aussi à ce qui constitue le luxe d'équipage, le luxe d'hôtel et d'ameublement, alors vous verrez des milliers d'ouvriers de tout état, de tout âge, que, sans penser à eux, l'épouse de Son Excellence fait vivre et rend heureux.

Un homme de finance vous a fait remarquer le nombre de propriétés qui, dans les quartiers éloignés ou déserts , sont sans valeur et tombent de vétusté; moi je vous dirai de porter vos regards dans les petits logemens de la Cité, dans les taudis des rues Saint-Denis , Saint-Martin et Saint-Antoine; je vous y ferai remarquer ces fondeurs en cuivre ; ces batteurs d'or, ces bijoutiers, tabletiers, polisseurs, vernisseurs, doreurs, ces .passementiers, tous mercenaires vendus au luxe, et ne vivant que par lui; je vous forcerai de convenir qu'un ministre , qu'un chef de division ou de bureau, des premiers commis, des administrateurs sont, même en gagnant beaucoup, des hommes, non dangereux , mais utiles , parce que leur entourage est proportionné aux produits de leurs places. S'ils sont thésauriseurs, ils achètent des rentes, et l'Etat devient le dépositaire de leurs capitaux. S'ils sont possédés du démon de la propriété, ils acquerront des terres, des bois, des usines, des maisons, et c'est de l'argent qui retourne dans les départemens pour y répandre les secours et l'aisance; s'ils sont îuxueux ils dépensent à Paris, alors les consommations y sont plus grandes, les travaux plus suivis, et le bonheur plus grand pour toutes les classes inférieures. Cent francs dépensés aujourd'hui par un ministre , pour une simple fantaisie , vont, par leur répartition en salaires, sauver la vie à dix ou douze ouvriers ; voilà ce qu'il faut voir, pour se persuader que les économies tant vantées , tant demandées, n'auraient pas, si elles étaient accordées, des résultats aussi satisfaisans qu'on semble se les promettre d'elles.


Jean Edme Paccard (1777-1844) "Les Economies", in L'Invisible au milieu de Paris, esquisses de mœurs, T. I (Paris, Lecointe et Pougin, 1833, pp. 153-158).

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