Autobiographie, par Pierre Enckell

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Marianne Enckell a eu l'amabilité de nous confier cette Autobiographie de son frère Pierre Enckell récemment disparu et de nous autoriser à la mettre en ligne, ce que nous faisons avec un grand plaisir. Rédigée en mars 2003 dans le cadre de la préparation d’une série d’entretiens radiophoniques, elle nous renseigne mieux que tout autre article biographique sur le parcours de cet homme aux multiples ressources, collaborateur du fameux Trésor de la Langue française du CNRS, et auteur de livres aux titres enchanteurs et parfois curieux, comme ce Dictionnaire des noms de chiens dont vous nous donnerez des nouvelles...




Autobiographie

Je suis né à Helsinki, en Finlande, le 27 septembre 1937, de parents finlandais. Mais l’une de mes grands-mères était anglo-allemande, l’autre suisse ; mon père avait fait une partie de sa scolarité à Paris, et ma mère à Lausanne. C’est parce qu’ils parlaient tous deux français qu’ils se sont rencontrés, et le français est donc ma première langue. J’ai vite parlé suédois aussi – la famille faisait partie de la minorité bourgeoise de langue suédoise en Finlande.
Enfance heureuse, malgré la guerre. Mon père, jeune diplomate, a été nommé à Stockholm en 1944, où j’ai commencé ma scolarité, puis à Paris en 1946. Dès 1949, mes parents avaient divorcé pour se remarier chacun de son côté (une dizaine d’années plus tard, mon père est devenu ambassadeur, et ma mère anarchiste). Nous étions cinq enfants, et notre mère nous a emmenés en Suisse.
J’ai été un grand lecteur depuis que je sais lire, mais les livres scolaires n’étaient pas mes préférés. A quinze ans, plutôt que de redoubler ma seconde, j’ai déclaré à ma mère que je préférais devenir marin. A Lausanne, ce n’était pas évident. Elle a trouvé une école en Angleterre qui acceptait les étrangers, j’ai pioché l’anglais pendant quelques mois et ai été admis au début de 1954 dans cet internat qui formait en une année des Merchant Navy Cadets.
A l’issue de cette formation, mon père m’a fait venir en Finlande où j’ai pioché le finnois, cette fois-ci, et ai embarqué à 17 ans sur un cargo qui partait pour Buenos Aires, avec un statut d’apprenti matelot. Je suis resté marin pendant sept ans environ, sur différents navires effectuant des trajets très variés. J’ai abordé dans tous les continents – ou du moins dans quelques-uns de leurs ports – et fait deux fois le tour du monde.
Avec le temps, j’étais devenu lieutenant au long cours, mais la vie à terre avait aussi ses attraits. Au printemps 1961, j’ai changé d’orientation et ai pris un emploi sans intérêt particulier, payé au SMIC (le SMIG d’alors), qui avait l’avantage de me faire habiter à Paris. C’était la dernière année de la guerre d’Algérie. Le 17 octobre, boulevard Saint-Michel, j’ai assisté par hasard au grand défilé des Algériens contre le couvre-feu de Papon. J’y assistais sans doute d’un peu trop près, puisqu’un agent de police (ou un CRS) m’a donné un grand coup de matraque sur la tête. Cet incident mineur – mais j’ai encore une vieille bosse derrière le crâne – a eu pour résultat de transformer ma vie. Il m’a motivé pour participer activement aux manifestations qui ont suivi. Lorsque l’Algérie est devenue indépendante, j’y suis parti avec l’idée un peu naïve de me rendre utile. J’ai vécu à Alger du début de 1963 à la fin de 1972. J’y ai surtout travaillé au port, comme inspecteur adjoint de la navigation maritime, un long titre pour un petit poste.
Ce furent de très belles années, très formatrices aussi à beaucoup d’égards, avec des rencontres que je n’aurais pu faire nulle part ailleurs. Au passage, j’ai repris des études à l’université d’Alger (licence de lettres) et ai eu une activité de journaliste pendant deux ans environ au quotidien El Moudjahid, comme critique d’art, sous le pseudonyme de Saâd Ziane. Mais au bout de dix ans, j’ai préféré revenir à Paris. J’avais probablement besoin d’une stimulation intellectuelle et culturelle plus forte.
Le changement de milieu n’a pas été de toute facilité. J’ai tenté de gagner ma vie de diverses façons, entre autres comme marchand de bois. Ça n’allait pas fort. Et puis, j’ai touché un peu d’argent. Mon grand-père était mort longtemps auparavant, et avait légué à ses descendants des actions en stipulant qu’elles ne pouvaient être vendues que lorsqu’on atteignait quarante ans. Relativement tard dans la vie, j’ai alors décidé de faire ce que j’avais vraiment envie de faire, c’est-à-dire d’écrire et de m’occuper de livres. J’ai pu entrer comme journaliste aux Nouvelles littéraires en 1978, pigiste d’abord à 70 francs par note de lecture (le petit capital du grand-père n’a pas duré bien longtemps), puis à mi-temps. Quand ce journal a coulé en 1984, une partie de l’équipe a été reprise par Jean-François Kahn, qui créait l’Événement du jeudi. C’est là que j’ai été employé jusqu’au moment, en 1997, où j’ai quitté ce journal qui ne ressemblait plus beaucoup à celui que nous avions fondé. J’y étais en principe chargé de la rubrique culturelle « Essais/Histoire ».

Parallèlement, j’avais entamé une activité concernant l’histoire du vocabulaire français. Cela avait commencé de façon anecdotique : je faisais çà et là des corrections à un dictionnaire étymologique qui fournissait les dates auxquelles certains mots avaient été notés pour la première fois. Or, comme les auteurs de dictionnaires n’ont pas tout lu, il n’est pas très difficile de découvrir dans d’autres livres des attestations plus anciennes que celles qu’ils offrent. Le directeur de l’Institut national de la langue française a trouvé mes apports intéressants, et j’en avais assez pour qu’il me propose de les publier. Fournir de telles datations du vocabulaire est devenu une occupation assez passionnante – j’ai publié en tout neuf volumes de Datations et documents lexicographiques, contenant peut-être vingt mille citations – et je me suis formé de cette façon à la pratique des lexicographes.
J’ai ainsi participé à la relecture/révision de quelques volumes du grand Trésor de la langue française du CNRS, et, à force d’accumuler des données, j’ai composé ces dernières années des dictionnaires concernant des aspects de la langue ayant été insuffisamment pris en compte jusqu’à présent : par exemple un Répertoire des prénoms familiers (Plon), un Dictionnaire des noms de chiens (Mango), un Dictionnaire des façons de parler du XVIe siècle (Ed. du CNRS), et dernièrement, avec Pierre Rézeau, un vaste Dictionnaire des onomatopées (P.U.F.). D’autres sont en préparation . Ce genre de travaux est possible parce que j’ai l’habitude, depuis une vingtaine d’années, de prendre des notes en lisant des livres souvent anciens : j’ai aujourd’hui environ 150 000 fiches concernant toutes sortes de mots, d’emplois, de locutions, de phrases proverbiales, etc. Si je suis, techniquement parlant, un amateur, je tiens à ce que mes publications suivent les règles scientifiques des professionnels, et elles sont donc utilisables par eux. Certains d’entre eux me font même l’honneur de me considérer comme un confrère, alors que je me vois plutôt comme un franc-tireur ou un marginal. Mon intérêt pour les mots vient d’un intérêt pour les textes, surtout ceux du passé, et leurs auteurs. J’ai effectué pas mal de recherches d’histoire littéraire, essentiellement des études érudites portant sur un sujet pointu, qui m’ont conduit à participer ou à aider à des publications telles que les œuvres de Gérard de Nerval dans la Pléiade, ou la correspondance de Chateaubriand, ou encore celle de Mme de Graffigny, femme de lettres du 18e siècle, sans parler d’articles parus dans des revues de type universitaire, ni des travaux en cours. Dans ces domaines aussi, ce sont mes goûts qui me déterminent, plutôt qu’un programme fixé d’avance.
Toutes ces publications sont faites dans l’intention d’apporter quelque chose de nouveau, ou du moins – puisqu’il s’agit d’histoire plus ou moins ancienne – quelque chose qui n’était pas connu jusqu’à présent. La moindre petite découverte a pour moi plus de valeur que des pages et des pages sur un sujet qui a déjà été traité. Ces préoccupations qui relèvent de l’érudition auraient pu faire de moi une espèce de savant obsédé ; mais j’ai essayé de conserver un pied dans le monde actuel (journalisme, collaboration à un jeu télévisé !), quand l’autre, si je puis dire, est plongé dans les vieux bouquins.

Si j’y réfléchis, il y a deux désirs, plus ou moins parallèles, qui m’ont guidé dans ces travaux. D’une part, le désir de connaissance. Non pas la connaissance générale que chacun possède plus ou moins, mais la connaissance la plus exacte possible de tel ou tel point précis. La négligence dans les faits et les affirmations fausses m’irritent. Comme journaliste, j’ai eu la dent dure à cet égard, quand j’ai rendu compte de certains livres. C’est ce qu’on appelle péjorativement du pédantisme ; mais c’est aussi la recherche de la vérité, et le savoir est fait de l’accumulation de tous ces détails vérifiés. – Le second désir, sans doute plus maniaque, est le désir d’inventaire, c’est-à-dire d’une description raisonnée de tout : en ce qui me concerne, tous les livres, tous les textes et tous les mots… Ce qui est parfaitement irréalisable, bien sûr. Mais j’ai pu apporter quelques matériaux à l’immense inventaire du monde. Et puis, quand l’idéal est inatteignable, cela vous oblige à avancer.
J’ajoute deux autres désirs d’un ordre moins sévère. La curiosité, d’abord. Mes intérêts sont divers, et je me suis toujours laissé entraîner dans toutes sortes de directions. Il y a tant de choses à découvrir! C’est seulement depuis peu de temps, en constatant que le nombre d’années qui me restent à vivre n’est pas infini, que j’ai tâché de me recentrer un peu plus pour obtenir des résultats dans des domaines précis. J’ai cependant dressé une liste d’ouvrages variés que j’aimerais publier, il y en a 47 et je pourrais en ajouter encore. Il me faudrait une autre vie pour tout mener à bien… – Et d’autre part l’impératif, parfaitement hédoniste, du plaisir. Je ressens une grande joie, intellectuelle, esthétique et peut-être même physique, à réaliser ce que j’ai choisi librement moi-même. Cela m’a énormément enrichi et aidé à vivre – sauf matériellement, puisqu’une grande partie des travaux dont je viens de parler n’était pas rémunérée. Mais toute liberté a un prix. Et de pouvoir décider sur quoi travailler – il est triste que le mot travail désigne à la fois une tâche aliénante, et des recherches effectuées avec passion – est une des plus belles libertés qui soient.
Pour cette espèce de carrière culturelle que j’ai pu effectuer en France, je suis spécialement reconnaissant à quatre personnes, qui ont encouragé mes premiers pas quand je débarquais d’Alger, c’est-à-dire de nulle part, avec pour tout capital quelques notes prises dans des livres. Jean-Claude Zylberstein, parce que je lui avais fourni quelques données bibliographiques sur Jean Paulhan, m’a introduit dans le monde littéraire. Bernard Quemada, quand je lui ai montré mes datations du vocabulaire, s’est offert à les publier. Claude Pichois, à qui j’avais soumis une note sur la correspondance de Baudelaire, a soutenu mes recherches d’histoire littéraire. Jean-Marie Borzeix, enfin, m’a fait entrer aux Nouvelles littéraires alors que je lui proposais un article sur Ferdinand de Saussure. On dit que le monde culturel et intellectuel parisien est rude. Dans ces cas-là, il s’est montré particulièrement bienveillant.
Que dire encore ? Je ne vais quand même pas parler à la radio de mes amours, de ma santé ou de mon chat. Je vis depuis trente ans à Paris, c’est ici que sont la plupart de mes meilleurs amis et c’est la ville du monde que j’aime le plus. Mais j’ai encore la nationalité finlandaise. Il me paraîtrait humiliant de demander à être naturalisé. On est ce qu’on est. Ces origines, et les années passées hors d’Europe, me donnent probablement une distance critique, ou amusée, par rapport à certaines manifestations d’un esprit trop local. Je suis heureux et parfois un peu émerveillé moi-même d’avoir vécu plusieurs vies, et d’avoir été chez moi à Helsinki, à Lausanne, à Alger, avant de l’être à Paris. J’aurais pu prendre toutes sortes de bifurcations en cours de route, mais à quoi bon y songer ? Cet itinéraire zigzaguant m’a mené où je suis, et je n’ai jamais été tenté de le regretter ou de le désavouer.

Mars 2003.

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