Contre le prêt des livres (1923)

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Contre le Prêt des Livres

Je viens de publier un roman (ce n'est, hélas ! ni le premier ni le dernier) et j'ai offert un exemplaire à ma mère.
Or, l'autre jour, comme je venais la voir : "Nos cousins Z... sortent d'ici, me dit-elle. Je leur ai prêté ton livre, qu'ils voulaient lire."
Ma mère, en me racontant cela, croyait me faire plaisir... Et moi je lui ai répondu :
« Si nos cousins Z... tiennent absolument à lire mon bouquin, ils n'ont qu'à l'acheter. ils ne sont pas besogneux au point de ne pus pouvoir dépenser 6 fr. 75 que je sache ? Il faut comprendre, une fois pour toutes, qu'un écrivain vit de sa plume, qu'il n'a pour revenu que la vente de ses oeuvres, et que chaque fois qu'on prête un de ses livres, c'est une acheteur de moins, pour ce livre-là, que la personne à laquelle on l'a prêté.
« Si je vendais des tapis, ou des bijoux, ou de la charcuterie, ai-je dit encore à ma mère, tout le monde trouverait naturel que je ne donne pas ma marchandise à l'oeil ; personne ne songerait a venir me l' emprunter ? Eh bien ! mes livres, ce sont mes tapis, mes bijoux, mes victuailles : achetez-les - ou passez-vous en ! Je ne force personne à me lire : mais je veux que veux qui me lisent me paient - ou paient mon éditeur, ce qui devrait être la même chose.
« On m'objectera : cela fait de la réclame à un auteur, et surtout à un débutant, d'être lu, très commenté. Une personne à qui l'on a prêté un livre et qui ensuite va partout répétant, parmi ses relations, "Avez-vous lu ce volume ? Il est remarquable ! Il faut le lire..." peut parfois faire vendre bon nombre d'exemplaires... « Eh bien ! Non : ce raisonnement est piètre. D'abord il n'est pas dit que la personne en question en parlera tant que cela du roman : il n'est pas dit ensuite qu'elle l'aura bien compris et fort goûté ; il n'est pas dit qu'elle n'en détournera pas son monde. Et puis, pour la publicité, c'est à l'éditeur de s'en occuper. N'empiétez pas sur son rôle. Vous ferez moins bien que lui.
« Enfin, dans votre intérêt propre, quelle rage avez-vous de prêter des livres ? Tenez-vous donc si peu à votre bibliothèque ? Ne savez-vous pas que, neuf fois sur dix, les livres prêtés ne sont jamais rendus ? » .
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Mais cette argumentation, dont j'accablais ma pauvre mère, devrait se transformer en législation prohibitive dans bien des cas. Si les auteurs étaient tant soit peu soucieux de leurs intérêts les plus immédiats, le commerce du prêt des livres serait interdit - au nom même de la liberté !
En effet, contre des actes individuels, rien à faire : vous ne pourrez jamais empêcher Mme Une Telle de prêter un volume à M. Un Tel.
Mais vous pourrez fort facilement empêcher cette petite boutique, installée dans cette petite rue, de trafiquer de cette manie et de s'enrichir - j'ose dire : frauduleusement - aux dépens et de l'éditeur et de l''auteur (lequel est toujours, en fin de compte, le plus à plaindre).
En, effet, dans cette petite boutique, que fait-on ? On achète — à bon compte, avec toutes les remises possibles — tous les livres a succès qui paraissent. Et puis on a des abonnés ("Abonnements de lectures", lit-on sur l'enseigne) ! ces abonnés paient cinq ou six sous, dis sous peut-être, pour lire, quand ils veulent, le livre qu'ils veulent (pourvu qu'il ne soit pas "en main" - Or, si le tenancière de la boutique prêt seulement trent fois un livre, à trente abonnés de dix sous : le livre lui rapporte quinze francs (un livre qu'elle n' pas payé cent sous...°. Elle a déjà dix francs de bénéfice. (Et un livre prêt trente fois seulement, c'est rare : c'est un minimum !)
Or, pendant qu'elle a réalisé ces dix francs de bénéfice, qu'est-ce que l'éditeur, et par conséquent l'auteur, ont gagné, eux ? Rien du tout. Ils on vendu un volume, - un seul - à la prêteuse (soit, pour l'auteur, environ cinquante centimes de bénéfice !) et ils ont perdus l'espoir d'en vendre un seul autre aux trente "abonnés" de la boutiquière.
Celle-ci ne pratique-t-elle pas une spéculation illicite - aux dépense de celui qui a engagé un capital dans le lancement d'une œuvre - et aux dépens de celui qui l'a conçue et écrite ?
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Vous me direz : « Alors, il faut également supprimer les bibliothèques publiques, où l'on peut lire les livres sans les acheter ? »
Mais je vous répondrai : « Non. Erreur. Le cas n'est pas le même !
« En effet : d'une part tous les romans ne sont pas dans toutes les bibliothèques. Ils sont tenus d'être envoyés à la Nationale, et c'est tout. S'ils se trouvent à Sainte-Geneviève, à l'Arsenal, ou ailleurs, en province, c'est que l'auteur et l'éditeur l'ont bien voulu.
« D'autre part, on est plus certain que les lecteurs qui vont demander un ouvrage à l'une de ces bibliothèques publiques sont des indigents, des gens qui ont besoin de vous lire et que ne peuvent vous acheter. Donc : public intéressant.
« Enfin, et c'est l'argument essentiel : dans les bibliothèques. on ne fait pas payer le lecteur, on ne réalise pas un bénéfice dont sont frustrés les véritables parrains d'une œuvre : celui qui l'a conçue et celui qui l'a lancée. La bibliothèque publique est gratuite. Personne, contre elle, n'est donc fondé à protester qu'elle lui porte tort.
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En résumé, nous voudrions : 1° Que les particuliers sachent bien que, lorsqu'ils prêtent un livre ils en mécontentent - et lèsent - toujours l'auteur !
2° QUe la Société des Auteurs, d'une part, que le Syndicat des éditeurs, d'autre part, veuillent bien s'ocuper le plus tôt possible d'obtenir, par un moyen légal, que soit empêch le trafic des "abonnements de lecture", si préjudiciable à l'industrie du livre et aux producteurs intellectuels de ce pays - dont la situation, par ces temps de vie chère, n'est déjà pas si florissante !

Jean-Michel Renaitour

Floréal, 27 octobre 1923


Jean-Michel Tournaire, dit J.-M. Renaitour, né et mort à Paris (1896-1986), fut député de l'Yonne de 1928 à 1942. Il est l'auteur d'une floppée d'ouvrages.

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