Rudigoz, diariste rétif et désemparé

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Alors que seuls deux de ses ouvrages sont encore déclarés disponibles au Tout sur le Tout - sur le marché du neuf évidemment, car l'ancien permet de s'offrir autant de Rudigoz en originale que l'on souhaite à des prix parfaits -, Roger Rudigoz (1922-1996) refait surface, et de la forte manière, avec une réédition du premier volume de son journal, étonnant ensemble de notations acérées, de souvenirs et de dévoilements ironiques et souvent touchants.

Tout débute en 1960 avec le Nouveau Franc et la guerre d'Algérie...

Ce Journal d'un écrivain en deux volumes, Saute-le-temps 1960-1961 (Julliard, 1962) et A tout prix 1961-1962 (idem, 1963), est l'une des plus belles pièces de son œuvre, aux côtés de Chien méchant (Julliard 1959) qu'il dédiait "aux puceaux des années 40" et consacrait à la guerre d'Algérie. Excellente aussi sa "Bête faramine" publiée dans la revue Grandes largeurs (n°8, "Humeurs") dont il partageait le sommaire avec Raymond Guérin, l'amer du Bordelais dont il ne partageait finalement pas l'aigreur, et c'est heureux, même si on les a souvent comparés (avec légèreté).

Un autre critique écrit que "Chien Méchant" est imité de Guérin. Jamais lu cet auteur. Je ne sais même pas qui c'est. On se fait une idée bien exagérée de ma culture.

On a beau lire et relire, pas de Guérin dans ce journal, juste la contestation du monde comme il va, souvent amusée, un chouïa de paranoia lorsqu'il est question de littérature (la sienne) et, apparemment, une certaine incompréhension des ressorts de la femme (héritée d'un père plutôt canaille). De fait, un peu de misogynie pointe ici ou là en même temps qu'un idéal amour d'enfance, reporté, vécu en rêve durant toute une vie.

Rudigoz paraît beaucoup plus proche de Georges Navel que de Guérin ou de Ciantar (quant à Rabiniaux, il paraît souvent plus ludique, plus grivois, mais moins sensible que Rudigoz). Humble apparemment, laborieux et discret est le gars de Grasse. Son humeur est bien compréhensible : il surnage dans les difficultés. Naturellement, il reconnaît bien les bêtises qui flottent autour de lui et ne peut s'empêcher d'assommer les imbéciles, les militaires, les lâches et les radins (son éditeur en prend naturellement quelques coups magistraux), mais il contond sans acrimonie. On allait écrire "avec douceur", et en tout cas avec beaucoup d'humour et une phrase impeccable.

J'ai reçu du percepteur un formulaire à remplir. C'est un bel exemple de charabia. On dirait du Claudel.

Voici l'impression que donne Rudigoz : de la retenue dans la colère, de la compréhension dans son appréciation du genre humain. Sa truculence est ailleurs que dans la contusion. Elle est la truculence de la langue, pas celle de la méchanceté qui ridiculise pour faire rire. Même si ses formules sont fortes et tirées à quatre épingles, et on va en donner des exemples, sa truculence n'est pas malveillante.

Exemple d'une fausse nouvelle : "Depuis hier, Montherlant est académicien."

On aura donc tort de faire passer Rudigoz pour un atrabilaire. L'homme a du style, c'est évidemment, il ne faut pas le confondre avec l'acariâtre de service. S'il râle, c'est qu'il n'arrive pas à trouver les conditions idéales pour écrire et que son œuvre est confrontée à un mur idéologique - ou d'époque. Il peine à se faire une place chez les littérateurs. Mais s'il s'oppose au monde, ça n'est pas en idéologue, en défenseur d'une quelconque idée. Il est l'artisan batailleur qui résiste au courant. Conscient mais modeste, Rudigoz a des sorties qui portent d'autant mieux qu'elles sont d'un juste, juste et désemparé.

Je peux dire que la gloire est passée près. Elle était là, je la tenais, et tout à coup plus rien. N’a pas voulu de moi. M’a trouvé trop entier, trop simple. S’est reprise. Comme une femme, comme les femmes, et comme les amis. On m’aime, on ne m’aime plus. Je n’y ai jamais rien compris.

Le rappel de sa vie laborieuse d'après la guerre nous laisse imaginer les difficultés qu'il a traversées.

J'ai été habillé par des morts au moins pendant six ans.

Et lorsqu'il se met lui-même sous la loupe, il n'en est pas plus fier, n'hésite pas à mettre en évidence son artisanat.

je suis l'écrivain des petits retours en arrière, des scrupules, des ratures, des corrections, brouillons sur brouillons.

Rien ne m'enlèvera de l'idée que le problème littéraire numéro un, pour les trois quarts des écrivains, c'set de manger, un point c'est tout ! (...) Une oeuvre, c'est de la bagarre, du travial, de la dépense d'énergies. L'inspiration, l'imagination... hum ! Du temps libre, des loisirs, le vagabondage intérieur, voilà ce qu'il faut. Mais l'homme doit manger. Un boxeur doit manger...

si Rudigoz est souvent coupant, il l'est comme un observateur remarquablement censé de l'individu social. Sans illusion mais sans œillères non plus. Voilà ce qui le distingue des ronchons, des râleurs à azimuth large et des crapauds de la vieille droite naphtalinisée où se sont volontiers recrutés les "pamphlétaires" du XXe siècle (1). Roger Rudigoz paraît être un homme sain au principe rétif hérité d'une lignée plutôt anarchisante. Et de son père, libraire à Grasse, il retient cette leçon :

Se méfier de tout.

Imaginez dès lors ce que donne son tableau du monde et du métier littéraires ! C'est tout à fait unique, parfaitement délectable, juste apparemment, car loin des faux-semblants et de l'hypocrisie généralisée des commerçants et des gros malins qui se payent sur la bête. Et il ne s'oublie pas dans la distribution...

Ce qui me fait rigoler parfois - mais jaune - c'est de penser à tous les écrivains fils à papa, grands seigneurs, qui croient "faire œuvre actuelle", "assumer leur époque", comme il disent, et qui méprisent mes livres, faute d'y trouver un "engagement", une "authenticité" - toujours leur jargno... je crois les voir rêvant dans leurs salons, sous les grands arbres de leurs domaines, à la vie exemplaire des prolétaires, des filles de joie, des infirmes, des poètes maudits et patati et patata...

Chaque fois que quelque chose me touche un peu, j'ai envie d'écrire un livre. C'est même dégoûtant à la fin !

Il ne sera pas de trop de conclure en avançant ce dernier argument : ils sont rares les journaux d'écrivains qui se lisent avec autant d'entrain et d'appétit. Ils sont plus rares encore ceux qui nous apporte le sourire de connivence, le rire intempestif et le songe. Roger Rudigoz est un diariste de premier plan, et un écrivain comme on les aime : franc, net, riche de sa pauvreté, simple de ses contradictions, plus rapide qu'il a de fils à la patte.

Il n'est pas impossible que nous cédions dans un avenir proche à l'envie de donner ici de nouvelles citations...


Il y aura peut-être un enfant, quelque part en province, dans une petite librairie, qui ouvrira mon livre en cachette et tombera justement sur ce passage...




Roger Rudigoz Saute le temps (Journal d'un écrivain, I). - Bordeaux, Finitude, 224 pages, 19,50 €





(1) La prochaine publication de la correspondance Chardonne/Morand (chez Gallimard évidemment) donnera une idée de ce que l'on veut dire ici. Un truc effroyable.

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