René Dalize et les mystères du pilotin Baudelaire

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Les Lettres
LE PILOTIN BAUDELAIRE
On a longtemps et vainement discuté, le point de savoir si Baudelaire, embarqué par le général Aupick sur un voilier voguant vers les Indes, fit réellement le commerce des bœufs dont il eût approvisionné l'armée des Indes.
Théophile Gautier l'affirme. Son Baudelaire marchand de bœufs lui plaisant, il l'accepte sans réserve. Maxime du Camp donne une interprétation embrouillée ; que contredit Pradon, autre biographe du poète.
Enfin, Crépet, dans son introduction aux Œuvres posthumes de Baudelaire, s'égare tout à fait en des rêveries romantico-mythologiques. Il crée un Baudelaire inventant la fable du troc des bœufs pour s'être souvenu d'Apollon bouvier. Fumées !
Or, un de nos confrères, ancien officier de marine, M. René Dalize, auteur d'une pénétrante étude sur la Littérature des Intoxiqués, feuilletant avec nous l'édition Crépet nous a spontanément donné la seule explication plausible. Il ne s'embarrasse pas de songes creux pour donner un sens aux propos du poète embarqué comme pilotin, ainsi qu'il était d'usage dans les familles encombrées d'un fils déclaré « bon à rien". La sévérité du général fut d'ailleurs inutile ; quant aux mauvais sujets d'aujourd'hui ils font tout de suite de la littérature, sans passer par la marine marchande !
Mais laissons la parole à M. René Dalize dont, au surplus, certain grand oncle fit, en qualité de second pilotin, le même voyage que Baudelaire : « Certes, l'absence de Baudelaire ayant duré dix mois, dont neuf de navigation, aller et retour, - il n'a pas eu le temps de pourvoir les Tommies des Indes de bœufs français. Pourtant, Baudelaire n'a pas menti. Un marin de la flotte marchande dit couramment : « Je navigue au commerce". Si son navire transporte du phosphate, il dira, parlant au nom de l'armateur, du capitaine et de l'équipage tout entier : "Je fais le commerce des phosphates". Le vaisseau de Baudelaire devait avoir une cargaison de bœufs; donc, le pilotin était-il fondé à dire plus tard, parlant de son voyage : « Je faisais le commerce des bœufs".
Que de temps perdu ! Il suffisait d'en appeler au bon sens d'un marin lettré et baudelairien. Nous tirons quelque vanité d'y avoir songé. — A. S.



Trois mois plus tard, André Salmon revient à la charge (une pige est une pige)

Les Lettres
LE PILOTIN BAUDELAIRE
Nous avons, naguère, donné une explication, laquelle n'a pas été contestée, de ce propos de Baudelaire qui fit couler tant d'encre. Le poète des Fleurs du Mal se flattait d'avoir, aux Indes, fait le commerce de bœufs. Or, il n'en put avoir matériellement le temps, car son périple fut bref. M. René Dalize, notre confrère, ancien officier de marine, nous enseigna que les marins disent : « Je fais le commerce du blé ou des bœufs", simplement pour indiquer la nature de la cargaison du navire sur lequel ils sont embarqués.
Aucun document découvert ne vient infirmer cette explication. Mais nous avions pensé que Baudelaire voyagea sur un seul bâtiment. Ceci n'est pas exact. M. René Dalize nous livre aujourd'hui toute la vérité, recueillie de la bouche d'un parent du second pilotin, qui fut le compagnon du poète. Tous deux souffraient à bord, comme l'a écrit Mme Aupick, de la grossièreté, sinon de la brutalité des matelots.
Mais Baudelaire, plus timide, s'en remettait à son camarade du soin de se soumettre ou de fuir. Ce pilotin, à peine plus âgé, eut l'audace de quitter, avec son ami Charles, le bâtiment qui, ainsi que certains l'affirment, ne transportait pas la moindre bête à cornes.
Les deux amis rompirent leur engagement à l'île Maurice, et c'est là seulement qu'ils s'embarquèrent à nouveau pour les Indes, sur un voilier chargé des bœufs qui intriguèrent si fort Maxime du Camp et le peu perspicace Crépet.
Il existe un Stendhal Club; le Baudelaire Club n'aurait-il pas de belles énigmes à proposer à ses membres? La virginité de Baudelaire, par exemple. Qui veut présider le Baudelaire Club ?
A. S.

Gil blas, 15 octobre 1913 (n° 18386, p. 4) et 5 janvier 1914 (n° 18468, p. 4)

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