Miomandre pique parfois

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A Paris et ailleurs

Propos de l'enfant terrible

Une "noix creuse"
N'importe qui peut écrire et publier ce qui lui passe par la tête. C'est entendu. Les lois qu'il faudrait édicter pour l'en empêcher risqueraient trop d'être appliquées tout justement à ceux qui écrivent pour dire quelque chose. Le remède serait alors pire que le mal.
Ce que je trouve d'étonnant, par exemple, c'est qu'il y a toujours des gens pour admirer les choses les plus vagues et les plus insignifiantes, et parfois se grouper en une manière de public. Cela crée des cultes littéraires bien étranges.
Ainsi celui d'Amiel. C'était un homme très sympathique, et ennuyeux comme une petite pluie fine qui tomberait sur de la ouate. Il n'avait absolument rien à dire, pour la triste raison qu'il ne lui arrivait jamais rien. Et il entreprit la tâche surhumaine de la raconter, cette histoire inexistante : il se disait sans doute qu'il y avait dans son cas quelque chose de tragique, et c'était vrai en quelque sorte, mais...
Mais, avec sa malice habituelle, la Nature lui avait aussi refusé le don de l'expression. Il écrivait dans une langue tiède, pâteuse, embrouillée, sans un accent, sans un éclat. De telle sorte que son fameux Journal Intime ne donne jamais ce qu'il aurait tant souhaité la sensation vertigineuse du vide, mais celle d'un espace qui trouverait moyen de n'être ni plein ni vide d'un espace indistinct, comblé d'un vague brouillard, un brouillard à couper au coupe-papier.
Eh bien ! ce journal intime a néanmoins trouvé des lecteurs, que dis-je ? des fervents. Toute une petite chapelle s'est groupée autour de cet autel fuligineux, et pas composée d'imbéciles, comme vous pourriez croire, mais souvent de gens très bien, qui valaient dix fois mieux que leur idole.
Rien ne m'ôtera de l'esprit qu'ils ne la voyaient pas telle qu'elle était, mais telle qu'elle s'était elle-même rêvée. Tant la puissance de l'illusion est grande : elle se prolonge souvent au delà du premier geste magique.
Tout de même, dans ces cas-là, on est content de voir arriver un iconoclaste, comme M. René de Weck qui, dans son Amiel ou la Noix creuse, souffle sur toute cette fumée et la disperse. Et l'idole se dissout elle aussi sur son autel nébuleux. Et les fidèles, tout penauds, se demandent ce qu'ils faisaient là.

Francis de Miomandre

Nouvelles littéraires, 6 février 1932

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