Nécrologie de Léon Deubel

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D'aucuns considèrent Deubel comme le "dernier poète maudit", et s'il fut bel et bien de cette grande tribu il n'en était cependant pas l'ultime représentant. Sa poésie, héritée de Verlaine, de Laforgue un peu, n'allait pas passer la rampe du modernisme de ces dernières années 1910. Songez que Salmon, Jacob, Apollinaire, et même Varlet étaient ses contemporains et qu'ils produisaient déjà...
En attendant d'autres informations, et pour les amateurs, la première nécrologie du poète se trouve ci-dessous.

Par ailleurs, la ville de Belfort rendra hommage à son fils disparu il y a cent ans le samedi 9 novembre prochain, lors de manifestations qui verront, par exemple, le comédien Denis Lavant lire ses poèmes - dans une anthologie nouvellement produite par les Archives Karéline.




Léon Deubel Une arche de clarté. — Paris-Belfort, Archives Karéline-Bibliothèque de Belfort, 140 p. A paraître en octobre 2013.

AU JOUR LE JOUR
Le suicide d'un poète
Avant-hier on retirait de la Marne le corps d'un noyé. Les vêtements fouillés, on y trouva un livret militaire et six sous. Le livret portait le nom de Léon Deubel, né à Belfort en 1879.
Léon Deubel était un poète connu et estimé des cénacles littéraires. Il vivait à Paris depuis de longues années. Il semble, en se suicidant, avoir cédé à la misère et à une sorte d'ennui farouche que lui inspirait la vie, ou du moins les difficultés de vivre.
Il avait erré dans Paris et y avait connu diverses fortunes, ou plus justement diverses infortunes. Ce pauvre invétéré avait visité l'Italie. Il avait aussi été commis dans une épicerie; il avait enseigné le latin et le français à quelques élèves ; il avait été secrétaire de plusieurs hommes de lettres, secrétaire de rédaction de petites revues toutes fonctions qui ne permettent guère d'établir les bases d'un avenir tranquille.
Il avait des amis cependant; mais il s'éloignait d'eux aux heures de détresse trop noire, par une sorte de pudeur ou de fierté qu'on rencontre souvent chez ces artistes qu'on pourrait croire cyniques et qui ne sont qu'ingénus. Naguère, aux terrasses des cafés du quartier latin, les « maîtres » l'accueillaient à leur table; on aimait en lui une sorte de désinvolture naïve, une simplicité parfois un peu bourrue. On aimait aussi son talent. On le vit assis entre Moréas et M. Paul Fort, ce qui n'était pas un mince honneur selon les usages réglant le protocole littéraire de la place Saint-Michel au Lion de Belfort. Son œuvre était publiée en petites plaquettes portant ces titres la Chanson balbutiante (1895) ; Sonnets ; le Chant des routes et des déroutes ; la Lumière natale (1905) ; Poésies (1906) ; Ailleurs (1911). D'autres, un peu plus tard, porteront un jugement convenable sur cette œuvre délicate et courte. Dès maintenant, on peut alléguer que Léon Deubel avait une sorte de filiation avec Baudelaire et Laforgue, avec tous les poètes déçus ou désespérés.
La tragédie par laquelle finissent ses jours est dans la tonalité même de sa vie singulière. Ce grand garçon était mal armé pour agir, mais il aurait peut-être suffi de bien peu de chose, d'un peu de tendresse ou seulement de quelque sécurité pour qu'il se considérât et considérât la vie d'un regard plus calme, plus confiant et plus fort.
Voici la dédicace de ses Poésies :
Vous dont l'amour est cher au coeur comme un beau site,
Ne cherchez pas, chère âme, en écoutant ces vers,
Près du feu qui sourit de son sourire clair,
Si la Vie a blessé la voix qui les récite,
Mais que de beaux départs au loin vous sollicitent.

Les amis de Léon Deubel sont allés reconnaître son corps, couché sur l'une des dalles de la Morgue. Ils veulent célébrer dignement ses obsèques, et M. Louis Pergaud (rue Marguerin, 3, à Paris) reçoit la contribution de quiconque voudra honorer ce poète, ou dans ce poète, la poésie. - J. L.



Le Temps, 15 juin 1913, p. 3.

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