Sur la Maternelle de Léon Frapié (1904)

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La Maternelle

Voici, sous un titre idyllique, évocateur de câlineries lentes, de douceur et de joie, d'adoration et de tendresse, et sous une couverture qu'illumine étrangement le crayon ironique et incisif de Steinlen, le livre le moins pédantesque et le plus fécond en enseignements précieux, le plus sincèrement dénué de littérature et le plus délicieusement littéraire, où ce le récit qui lamente, rit en frémissant et griffe » nous conduit insidieusement, — à travers la vision cruellement lucide de "cette jeune licenciée es lettres, obligée, pour vivre, et « parce qu'elle n'a pas en vain frôlé de près le mariage », pour créer un dérivatif à son besoin de sortir, d'agir, de vivre, de ne pas s'ennuyer lorsque « Paris ensoleillé offre son irrésistible sourire d'or aux femmes ennuyées » d'accepter une place' de femme de service dans une école maternelle — au plus merveilleux et plus douloureux spectacle qui soit : l'enfance pauvre de Paris, qui ressemble comme une soeur à l'enfance pauvre de partout, à cet embryon d'humanité avec ses vertus et ses vices, ses beautés et ses lares, ses germes morbides et violents, cette lamentable a graine humaine » dont les moissons, plus tard, seront si copieusement mêlées d'ivraie et de coquelicots sanglants : je veux parler de La Maternelle de Léon Frapié.
Dans la cour de celle école, sise à Ménilniontant, dans le quartier maussade a où les ruisseaux ont une maladie noire, où la chaussée, de la largeur de deux fiacres, sue gras quand elle n'est pas noyée par la pluie..., où, sur vingt boutiques, il y en a quatorze de marchands de vins » grouille en raccourci tout un peuple spécial, toute une humanité frémissante. Et Rose, la licenciée devenue femme de service, tout en lavant les parquets en allumant les feux, "en préparant, les paniers et les tables de réfection de la cantine, en veillant" à la netteté des museaux, des mains et des « visages inférieurs », regarde, observe, s'attache à.pénétrer le caractère individuel de ces petits êtres, "de ces « brimborions d'élèves », écoute les leçons, analyse les parents, renoue — selon une psychologie serrée, vraiment humaine et féconde que ne savent employer ni la Directrice, ni les adjointes, ni surtout la normalienne, cette « plante de serre chaude » au visage semblable à une effigie de Diane, et qui, d'un mouvement de ses belles paupières, semble dire : « Mortels, ne me touchez pas !» — l'âme de l'enfance,'plus encore que son. moi physique, au moi des parents, s'inquiète de la qualité de cet enseignement dispensé à jet continu à la cire molle des cerveaux, de [cette morale unique, tombant, comme une pluie d'orage, sur ces individualités si diverses, et déjà si marquées, et conclut, dans des pages navrantes de clairvoyance, à une négation d'une ironie formidable et monstrueuse,
Que dire en effet, de cet axiome, tombant des lèvres de déesse de J!" 0 Bord, sur cette enfant « à qui sa mère donne chaque soir Un papa nouveau » : « Vous devez suivre l'exemple de vos parents, (oui de vos parents) disent, ordonnent et font, est bien dit, bien ordonné, bien fait, car ils incarnent la sagesse » ; de cet autre : « Il faut"une place pour chaque chose, et, chaque chose à sa place», sur une fillette dont-la mère. habite, au cinquième, une chambre de quatre mètres carrés, où elle ne peut entrer que lorsque les enfants ne sont plus là ?
Ce n'est point risible ; ce n'est que lamentable. Et ne criez pas à l'outrance : c'est la réalité toute crue, observée par un témoin impitoyable.
Tout le livra est plein de ces observations sagaces et cruelles, de ces documents vécus. La Maternelle, telle que la dépeint Frapié, c'est un hôpital où les malades seraient répartis par âge, dans la même salle, et où le médecin, faute de temps, ordonnerait la même potion à ses soixante malades.
Que faire ? Donner un enseignement spécial à chaque enfant ? Chimère ! Alors, la Maternelle? c'est une erreur ? L'enseignement universel ? une utopie ? Que non pas. M Frapié, — s'il est un observateur scrupuleux, dont la cruauté est la cruauté même des choses — n'est pas un contempteur, systématique de l'institution. Et Rose, qui n'est pas, elle, une « planté de serre chaude » indique très simplement le remède que lui suggère sa Clairvoyance avertie et son coeur pitoyable, affamé de maternité ; ces tristes déchets d'une lamentable humanité, il suffirait de choisir des institutrices « qui n'aient pas trop de diplômes, mais qui aient passé l'examen du coeur », il faudrait, selon le mot adorable de Bonvalot, ce gosse inquiétant, qui crachote, et dont le cou, long et mince, semble promis à la guillotine « qu'il y eût des images dans leurs yeux »
Ah I le beau, le bon, l'admirable livre ! J'aurais voulu dire tout, son charme prenant et sincère, la poésie grave .et lumineuse de son style, là richesse robuste de sa pensée, la mer veilleuse inflexibilité de sa logique... Toute sa fleur légère, comme celle d'un beau fruit manié par une main maladroite et brutale s'en est allée. Lisez-le, vous la retrouverez entière, et il vous en restera le délectable parfum d'une âme surprise et goûtée en toute sa vérité savoureuse, pitoyable, vraiment et chaudement, maternelle !..

Louis Dumont

P.-S, — Au. moment où je corrige les épreuves de cet article j'apprends que le prix Goncourt, de cinq mille francs, vient d'être.décerné h La Maternelle. Ce choix, dont se réjouissent tous les amis de Frapié et des lettres, honore grandement les Dix

La Jeune Champagne, janvier 1904

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