202, Champs-Elysées

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Les éditions La Différence poursuivent la mise en valeur de l'oeuvre du diplomate et écrivain José Maria de Eça de Queiroz (1845-1900), l'une des plus belles incarnations de la modernité européenne à la tombée du XIXe siècle.
Pour commencer, pour pénétrer cette œuvre qui n'aura pas eu droit aux trompettes utilisées pour célébrer un Fernando Pessoa, allez savoir pourquoi, une porte ensoleillée, souriante, et même riante, est grande ouverte : c'est la réédition de son roman 202, Champs-Elysées.
Ce livre est un enchantement.
Mis dans la bouche de Zé Fernandes, perspicace ami du héros Jacinto, comme souvent chez Eça de Queiroz qui usa et usa d'hétéronymes et de narrateurs plastrons, dans une logique souvent auto-ironique, la trame du récit se déploie sur le fil d'un aller-retour entre la civilisation (Paris et ses mœurs et ses gadgets) - l'hôtel particulier de Jacinto est installé au 202 de l'avenue des Champs-Elysées, qui finissent par n'avoir plus rien de paradisiaque — et la vie des montagnards du Sud du Portugal. Une illustration de l'opposition entre décadence urbaine et régénération par la nature.
D'abord acharné à suivre les progrès technologiques (télégraphe, téléphone, gramophone, phonographe, agrafeuse et ôte-agrafes, eaux minérales, ascenseur et autre « gadgets plombiers), Jacinto sombre dans la mélancolie. Même ses trente mille livres ne l'excitent pas. Jacinto s'ennuie et se traîne d'un canapé à un sofa...

"D'autre part, s'écriait encore mon ami, le pessimisme est excellent pour les inertes, car il minimise leur coupable délit d'inertie. SI le seul but est une montagne de douleur contre laquelle l'âme va se heurter, pourquoi marcher vers ce but en affrontant les embarras du monde ? Et d'ailleurs tous les lyriques et tous les théoriciens du pessimisme, de Salomon à ce malin de Schopenhauer n'entonnent leur cantique, ne propagent leur doctrine que pour dissimuler les misères qui les humilient, en les subordonnant toutes à une vaste loi de la vie, une loi cosmique, et en conférant ainsi aux infirmes imperfections de leur caractère ou de leur sort l'auréole d'une origine quasi divine. Ce brave Schopenhauer formule tout son schopenhauerisme quand il est encore un philosphie sans éditeur, et un professeur sans disciples ; et il souffre de terreurs et de manies atroces (...) A ce moment-là, Schopenhauer est sombrement schopenhauerien. Mais il suffit qu'il pénètre dans la célébrité pour que ses nerfs irritables se calment, et que l'entoure une paix aimable, et il n'est alors, dans tout Francfort, de bourgeois plus optimiste, de face plus réjouie (...)".

Pour dire l'âge décadent, Eça de Queiroz n'a pas son pareil : pétillant, voire drôle, il charge cornes devant les vains trompe-l'oeil de la modernité et lance un rappel aux vertus de la province apaisante, ressourçante... Installé à Paris de 1888 jusqu'à sa mort en 1900, il connaissait bien les tourbillons mondains qui dénaturent les âmes et laissent de grands trous dans les êtres.

"Je traînai alors dans Paris des journées d'immense ennui. Le long des Boulevards dans les vitrines, je revis étalé tout ce luxe qui me donnait déjà la nausée cinq ans avant, sans un attrait nouveau, sans la moindre fraîcheur d'invention. Dans les librairies, où je ne découvrais pas un livre, je feuilletais des centaines de volumes jaunis : chaque page ouverte au hasard exhalait une odeur tiédasse d'alcôve et de poudre de riz, la moindre ligne en était travaillée avec des fioritures efféminées comme les dentelles d'une chemise. Si j'allais dîner, dans tous les restaurants je retrouvais, accompagnant ou plutôt dissimulant viandes et gibiers, cette même sauce, qui avait la couleur et le goût d'une pommade, qui m'avait déjà donné mal au cœur au déjeuner sur le poisson et les légumes, dans un autre restaurant plein de miroirs et de dorures. Je payai le prix fort des bouteilles de notre vin rustique et râpeux de Torrès, noblement baptisé Château Ceci ou Château Cela, avec de la fausse poussière sur le goulot."

On se répète : ce livre est un enchantement, et il serait bien égoïste de ne pas vous inciter à lire cette œuvre appétissante, plaisante, accueillante. D'ailleurs, vous pourrez compléter illico sa lecture avec La Correspondance de Fradique Mendes, autre roman inédit d'Eça en français, où se déploie le talent de chroniqueur du Portugais, qui use, là encore, de la figure d'une série d'hétéronymes dont l'épistolier Fradique, dandy passionné dont les lettres enlevées voire drôlissimes vont à droite et à fauche toucher des amis, un ingénieur, un poète, une dame, son aimée, etc.



Eça de Queiroz 202, Champs-Elysées. Traduit du portugais et présenté par Marie-Hélène Piwnik. — Paris, La Différence, "Minos" (n° 97), 347 pages, 12,00 €
La Correspondance de Fradique Mendes. Traduit du portugais et présenté par Marie-Hélène Piwnik. — Paris, La Différence, 347 pages, 22,00 €

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