Jose Maria Eça de Queiroz et les livres...

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Pour le week-end, une incitation plaisante à la lecture... par un auteur délicieux, et même délicieusement amusant.

Simultanément, et pour obéir à son idée, à moins qu'il ne fût gouverné par le despotisme de l'habitude, il ne cessait, tout en accumulant de la mécanique, d'accumuler de l'érudition. Ah ! cette invasion de livres au 202 ! Solitaires, deux par deux, en paquets, dans des caisses, minces, gros et pleins d'autorité, recouverts d'une plébéienne jaquette jaune ou reliée en maroquins filigrané d'or, éternellement, torrentiellement ils envahissaient par toutes les portes la bibliothèque, se répandant sur le tapis, se carrant dans les fauteuils vide, trônant sur les robustes tables, grimpant, grimpant surtout contre les fenêtres, en tas voraces, comme si, suffoqués par leur propre nombre, ils cherchaient avec angoisse de l'air, de l'espace ! Dans l'érudite travée, où seuls les carreaux les plus hauts étaient à découvert, sans que des livres les encombrassent, pesait continuellement un pensif crépuscule automnal alors que dehors juin brillait de mille feux. La bibliothèque avait débordé dans tout le 202. On ne pouvait ouvrir une armoire sans qu'une pile de livres, privée de ce rempart, vous dégringole dessus. On ne pouvait soulever un rideau, sans qu'apparaisse une abrupte pile de livres ! Et mon indignation fut immense, un matin, alors que je courais pris d'une urgence, et défaisant déjà mes bretelles, quand je trouvai la porte du water-closet barrée par une terrifiante collection d'études sociales !
Je me rappelle plus amèrement encore la nuit historique où dans ma chambre, fatigué, moulu par une promenade à Versailles, les paupières pleines de sable et papillotantes, je dus déloger de ma couche, en jurant, un redoutable "Dictionnaire de l'industrie" en trente-sept volumes ! Je me sentis alors arrivé à complète saturation du livre. En donnant de grands coups de poing dans mon traversin, je maudis l'imprimerie, l'incontinence verbale de l'humanité... Et j'avais déjà allongé mes jambes, et m'assoupissais, quand je me heurtai violemment, à m'en rompre la précieuse rotule du genou, contre le dos d'un volume qui s'était perfidement dissimulé entre le mur et la courtepointe. Avec un hurlement de fureur j'empoignai et lançai de toutes mes forces l'insolent volume — qui renversa le vase de fleurs et inonda un riche tapis du Daghestan. Et je ne sais pas très bien si je réussis ensuite à m'endormis, car mes pieds, que je n'entendais pas se déplacer, qui ne faisaient aucun bruit, contribuèrent à se cogner dans des livres, dans le couloir éteint, et aussi dans le jardin sablonneux nimbé par le clair de lune, et dans l'avenue des Champs-Elysées, pleine de monde et de bruit comme pour une fête nationale. Et, ô prodige, toutes les maisons alentour étaient faites de livres. Dans les branches des marronniers, ce qui bougeait c'étaient des feuilles de livres. Et les hommes, les dames élégantes, vêtus de papier imprimé, avec de grands titres dans le dos, avaient à la place du visage un livre ouvert, dont une brise paresseuse tournait doucement les pages. AU fond, place de la Concorde, j'aperçus une montagne de livres escarpée, que je tentait d'escalader, le souffle court, me retrouvant soudain enfoncé jusqu'aux cuisses dans une visqueuse couche de compositions en vers, ou me cognant contre la jaquette, dure comme un roc, d'imposants volumes d'exégèse et de critique. Je montait à de telles hauteurs, au-delà de la Terre, au-delà des nuages, que je me retrouvai, émerveillé, au milieu des astres. Ils roulaient sereinement, muets, énormes, recouverts d'une épaisse croûte de livres, qui laissait filtrer, ça et là, par quelque fente, entre deux volumes mal superposés, un rai de lumière étouffée et oppressée. Et mon ascension me conduisit ainsi au Paradis. C'était à l 'évidence le Paradis, puis mes yeux d'argile mortelle aperçurent le vieillard de l’Éternité, celui qui n'a ni commencement ni fin. Environné d'une clarté qui émanait de lui, plus lumineuse que toutes les autres, entouré d'étagères en or débordant d'incunables, assis sur des in-folio très anciens, son interminable barbe floconneuse étalée sur des piles de feuilles volantes, brochures, journaux et catalogues — le Très-Haut lisait. Le front superdivin qui avait conçu le monde reposait dans la main superpuissante qui l'avait créé, et le Créateur lisait, et souriait. Je me risquai, tremblant d'une horreur sacrée, à jeter un œil par-dessus son épaule, d'où jaillissaient les éclairs. Le ivre était un livre broché, à trois sous... L’Éternel lisait Voltaire, dans une édition bon marché, et souriait.





Eça de Queiroz 202, Champs-Elysées. Traduit du portugais et présenté par Marie-Hélène Piwnik. — Paris, La Différence, "Minos" (n° 97), 347 pages, 12,00 €

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