La cabane à humains (1920)

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Sur la zone, après Dickens, mais avant Merlet et Audiberti, et bien après Delvau, mais fort plus tôt que Yonnet et Clébert, la misère selon Louise Bodin.


LA CABANE A HUMAINS
C'est au delà des limites de l'octroi. Il n'y a pas autour de notre petite ville de province, comme autour de Paris, la grande ville, une zone intermédiaire entre la ville et la campagne. Il n'y a pas ce qu'on appelle « la Zone », terrain pelé, rongé, lépreux, sur lequel poussent, parmi des détritus, des dépôts de poubelles, de misérables baraques en planches où vivent des hommes, des femmes et leurs petits.
Chez nous, les faubourgs sont les plus charmants quartiers, villas fleuries et jardins et, dès l'octroi, c'est tout de suite la campagne, la belle et jeune campagne à la végétation luxuriante et toute en fleurs, étant en plein printemps, en cascades de fleurs sur les maisons, dans les haies qui séparent les champs gras que cultivent des paysans et des paysannes cossus, paysans et paysannes qui, depuis la guerre, ont acheté fermes et autos. Alors, elle attire d'autant plus l'attention, cette masure, cette cabane posée à l'écart sur le bord d'un chemin, et qui semble une mendiante parmi des gens riches. J'entre et, d'abord, je suis saisie par l'odeur et par l'obscurité. Il n'y a d'autre ouverture sur le ciel, sur les champs, que la porte et l'atmosphère de cette cabane est quelque chose d'épais, de gluant, de pourri. Je finis par distinguer sur le sol en terre battue, graisseuse, trois grabats: puis-je même appeler cela des,grabats, ces rectangles de planches disloquées au milieu desquels il y a une paillasse et des restes de couvertures? Et je distingue aussi un buffet branlant et quelques chaises défoncées.
Quels sont les animaux, quelles sont les bêtes qui grouillent dans cette misère, dans cette détresse ?
Des animaux.? Mais quels oiseaux voudraient d'un nid pareil ? Quelles bêtes des forêts n'ont pas leur lit de feuilles rafraîchi chaque jour ? Quels animaux domestiques n'ont pas leur litière renouvelée, leur mangeoire abondamment pourvue ? Quelles écuries, quelles étables, quels chenils, quels clapiers sont dans cet état de délabrement, de pauvreté, d'infection ?
Autour de moi, bientôt, il y a quatre petits humains, et la mère, debout, tient dans ses bras le dernier, âgé de quatre mois. Les deux aînées sont à l'hôpital : elles ont la coqueluche. Le tout petit aussi a la coqueluche ; cela se voit sur son visage qui serait charmant
s'il n'était tout enlaidi de croûtes, car la peau des petits est infiniment tendre, elle se déchire sous l'effort de la toux et ce sont autant de petites plaies qui deviennent croûteuses. Ils sont sept, de treize ans à quatre mois. Ils étaient neuf ; deux sont morts ces années dernières de tuberculose.
La mère est fine et distinguée. Ses trente-huit ans si accablés, si épuisés ont conservé une certaine élégance et une certaine souplesse et, lorsqu'elle ouvre son corsage pour allaiter le tout petit, je remarque la blancheur de sa peau et sa gorge, encore jolie. Elle est, me dit-elle, du petit bourg de Saint-Laurent, tout près de Rennes. Elle s'est mariée à vingt-deux ans.
Sans doute, dans ce temps-là, c'était une belle fille fraîche et son mari l'aimait. Elle vit là — si c'est vivre — avec ses sept enfants et le mari ne « rentre » plus, ou bien, quand il « rentre », il vaudrait mieux qu'il ne rentrât pas. Elle touche 52 francs par mois d'allocation aux familles nombreuses. Je crois que c'est exactement 52 fr. 70. Elle touche 4 pains de 6 livres par mois de la paroisse, à condition qu'elle envoie ses enfants au catéchisme et qu'elle leur fasse faire leur première communion. Elle a 1 fr. 75 pour vivre par jour avec ses sept enfants. C'est un soulagement pour elle quand une maladie — pas grave -lui permet d'envoyer deux ou trois des sept à l'hôpital où ils sont nourris et vêtus. Chez eux, ils mangent du pain et boivent de l'eau, mais il leur faudrait un pain de dix livres par jour et le pain noir, le hideux pain noir indigeste que nous a valu la victoire coûte six sous la livre, pour les familles nombreuses.
La femme, la mère, parle simplement, sans larmes et lorsque je m'en vais oppressée, révoltée, indignée - : avec des remords d'oser parfois souffrir pour moi-même, — elle m'accompagne, le dernier dans ses bras, les quatre autres à ses jupes. Sur quels bourriers a-t-elle ramassé les débris de chaussures qu'ils ont aux pieds ? Et pourtant, c'est le printemps, c'est-à-dire que c'est la possibilité de sortir, de courir sur la route, de respirer, de jouir, d'aller au puits chercher de l'eau pour laver quelques hardes ; c'est la clémence du ciel, la tiédeur de l'air, la lumière du soleil pour tous. Mais ils sont là aussi pendant les mois d'hiver.
J'ai reçu ce matin même le bulletin d'avril de l'Union internationale de Secours aux enfants d'Europe. J'ai regardé avec une immense pitié les photographies de la misère à Budapest, prises par l'ex-premier ministre de Hongrie, M. Charles Huszar en compagnie des évêques méthodistes de l'Amérique, photographies de taudis où gisent les innocentes petites victimes des grands seigneurs de la tuerie.
Mais je pourrais joindre à ces documents la photographie de « ma » cabane à humains qui n'est qu'une de nos cabanes à humains, parmi tant d'autres, à nous, les Français victorieux. Elle existe à un quart d'heure de route d'une ville heureuse et qui n'a pas souffert matériellement des horreurs de la guerre, sur le bord des champs fertiles dont chaque pommier chargé de fruits est une fortune, et les paysans enrichis s'écartent d'elle avec mépris et chassent les petits comme des pestiférés.
Cependant, des messieurs graves et des dames vertueuses prêchent la repopulation et pleurent de tendresse en songeant aux félicités des familles nombreuses...
Louise Bodin

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