Qu'est-ce que le futurisme ? (1920)

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Quand de bons bourgeois ou de bons prolétaires visitent les expositions des peintres modernes, quand ils voient ces tableaux aux couleurs éclatantes, pleins de lignes droites, de cercles et de cônes dont le sens leur échappe, ils haussent les épaules :
— C'est ridicule - ce sont des fous, — disent-ils.
Ou bien encore :
— Ces gens-là cherchent à se faire remarquer.
Les bons peintres bourgeois, prix de Rome et autres, qui dessinent consciencieusement et laborieusement leurs tableaux bien léchés, aux sujets bienséants, s'indignent :
— Ce n'est pas de l'art ! On se fiche du monde.
Et, cependant, le futurisme s'étend, gagne des adeptes, envahit les expositions, pénètre dans le théâtre, illustre les livres. Dans la République des Soviets russes, il est devenu quasi officiel : les décorations des rues, des fêtes, des palais y sont faites par des peintres futuristes.
Quel est le sens de ce mouvement ?
L'Europe entière, le monde même entier, traverse une période pré-révolutionnaire. La Révolution sociale qui a éclaté victorieusement en Russie gronde et se Prépare partout. Un mouvement formidable d'idées, une vraie révolution littéraire, artistique et morale, la précède, l'accompagne et la suit.
Les peintres, dans leurs recherches du beau, reflètent, comme les autres, l'âme de l'époque avec ses élans, sa négation du passé, sa foi en l'avenir.
Le futurisme, ainsi que son nom l'indique, est l'art de l'avenir. D'un avenir très proche, dirai-je, car, le moment venu, le futurisme cédera le pas à une autre forme dans cette marche vers la synthèse que suit l'art. Or, cette synthèse est réalisée, par moments, dans les œuvres de génie.
En Russie plus qu'ailleurs, la Révolution a été précédée d'un mouvement formidable d'idées. Dans la poésie, la littérature et la peinture une véritable révolution s'est opérée.
Dès 1911-1912, les expositions de Moscou, et de Pétrograd ont été envahies par des tableaux d'aspect bizarre. Leurs couleurs éclatantes plaisaient au public, car les Russes aiment les couleurs vives et ont transmis cet amour à l'Occident. Mais leurs dessus, incompréhensibles à la majorité, faisaient rire et s'indigner ce bon public qui se délecte cependant des stupidités les Plus naïves qu'on lui offre.
Une femme peintre, Natalie Gontcharowa, par son exposition, a bouleversé les idées courantes sur la peinture.
D'autres l'ont suivie.
Sept ans après, lors des fêtes socialistes de Moscou et de Pétrograd, des villes entières ont été transformées par ces peintres en énormes tableaux futuristes. Les coupoles dorées des églises, les murs du Kremlin, les costumes multicolores des gens du peuple russe s'accordaient à merveille avec les dessins hardis et nouveaux. L'art futuriste obtint une place dans la vie, comme le socialisme dans le monde.
Quel est donc cet art ? Que cherche-t-il à représenter ? Je l'appellerais volontiers « peinture psychologique ». En effet, cet art cherche non pas à reconstituer les objets tels qu'ils sont, mais à les représenter tels qu'ils se fixent ou se reflètent dans nos cerveaux. Les images réelles y sont remplacées par des images cérébrales.
Expliquons-nous.
Je suis dans ma chambre. Je vois par ma fenêtre des toits, un bout de ciel, des maisons, des personnages. Tous ces objets me sont familiers. Par leur répétition, ils ont formé dans mon cerveau une image permanente. Je cherche à la dessiner. Seuls, les détails qui me frappent, restent sur le dessin. Ils ne sont pas en proportion avec les dimensions réelles des objets. Ils sont sur le dessin comme dans mon cerveau. Ils sont inachevés. C'est ainsi qu'ils se conservent dans ma mémoire. Or, si on analyse la même image dans un autre cerveau, elle se présentera sous une forme schématique. Cette forme, tout en restant schématique, ainsi que l'importance de tel ou tel détail, peuvent varier à l'infini suivant l'individu.
Autre image : Je suis dans la rue. Je vois tout à la fois, mais il y a des choses qui me frappent. Si on examine mon cerveau, on y trouve des bouts de phrases entendues, des bouts d'images vues, des bouts de personnages dont l'aspect m'a frappé, des couleurs et des joies sans raison, des formes indéfinissables qui se meuvent, des émotions qui passent. Dessinons cet ensemble tel qu'il me frappe et on aura un tableau artistique exact de ce qui se passe dans mon cerveau.
Le futurisme est aussi l'art du mouvement. Quand nous regardons des objets qui se meuvent, leur image en nous est floue, leur forme indécise.
Ce que nous percevons surtout c'est le mouvement. Après viennent quelques formes que la rapidité du mouvement n'empêche pas de distinguer.
Regardez ci-contre le dessin de Gontcharowa : « Le Carrousel» (illustration des poèmes de A. Roubakine, en russe) : les chevaux de bois y apparaissent comme des fantômes, parfois éclairés, parfois en ombre, des silhouettes d'hommes s'y dessinent à peine. Ce que l'on sent surtout, c'est le mouvement.
La vie actuelle est d'une intensité inouïe et elle va en s'intensifiant. Les progrès techniques se précipitent, le rythme de la vie journalière est tel qu'un homme du XVIIIe siècle nous aurait pris pour des fous. La photographie n'arrive plus à fixer notre attention.
Il nous faut du mouvement : le cinéma en est l'expression. L'art ancien nous semble pareil à une seule image d'un film cinématographique arrêté. Il nous faut un art où le mouvement est exprimé comme il l'est dans un film. Il ne nous suffit plus de voir une phase du mouvement. Nous voulons sentir le mouvement tout entier. Le futurisme cherche à l'exprimer.

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Grâce à l'acuité de nos sensations, à l'habitude d'une vie rapide et intense, nous percevons à la fois de plusieurs côtés, plusieurs détails dans les objets.
Leur ensemble constitue notre image cérébrale de l'objet. Ainsi, en voyant un objet, arrivons-nous à percevoir ou plutôt à imaginer à la fois sa face antérieure et postérieure. Un détail, petit par lui-même, mais qui nous frappe, occupe dans cette image une place hors de proportions. Et, toujours, cette image est entourée d'autres, qui sont simultanées, qui se superposent, transparaissent, s'entrechoquent.
La mentalité révolutionnaire actuelle du peuple russe s'accommode très bien de ces nouvelles formes d'art. L'imagination de ce peuple, son amour des couleurs lui font comprendre et aimer ces recherches.
Les mille couleurs de Moscou, avec ~es maisons multicolores, ses églises dorées, ses murs blancs et rouges, constituent, pour le futurisme, un cadre particulièrement approprié. Le futurisme n'est pas un art définitif. D'ailleurs, l'art n'est jamais définitif. Le futurisme ouvre une ère nouvelle en harmonisant l'art avec le rythme intense de notre vie. Il cherche à la synthétiser, à englober l'essentiel et l'ensemble du mouvement dans cette multitude mouvante et multicolore qu'est la vie actuelle.

Alexandre Roubakine.


Floréal, 8 mai 1920

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