La grève de Dodolphe, par Michel Yell

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Routenois, du fond de la cuisine, vit l'ombre de Dodolphe glisser sur le mur. Il le vit pousser la porte, avancer une main vers le comptoir, atteindre un petit verre plein d'eau-de-vie, et avec la plus consciente gourmandise, la plus extraordinaire grimace de satisfaction, le déguster.
Broutenois ne put s'empêcher de rire :
— Je t'y prends — s'écria-t-il — qui boit la goutte la paie ! Pas plus tard que demain matin, mon ami, tu descendras à Margival, tu entreras dans la gare, tu demanderas les journaux pour Broutenois. Tu as compris: les journaux pour Brou-te-nois. Si tu me les rapportes avant que le curé ait fini sa messe, je te paierai la goutte ; sinon, je me paierai sur la bête !
Une sorte de grognement s'échappa de la fissure qui déchirait, d'une oreille à l'autre, la face rouge, confite, recuite et patinée de Dodolphe ; son menton se mit à fondre ; toutes ses verrues s'allumèrent à la fois ; un éclair de malice passa dans ses yeux; mais il abaissa aussi tôt, comme on tire une persienne, les mille plis de ses paupières, poussa la porte, grogna, et sortit.
Dodolphe avait à peine quatre ans, quand à la mort de sa mère, La Beugne, il fut affermé par le Conseil municipal de Quinquengrogne au coquetier Chicherat. De quatre ans à douze ans, il lapa la soupe dans toutes les écuelles des chiens du village, et coucha dans toutes les écuries. Comme il atteignait l'âge de douze ans, on fit des travaux de canalisation à Quinquengrogne. Du pied de la colline à son sommet crayeux, on éleva les eaux d'une source. Ce fut le temps de l'émancipation de Dodolphe. Il occupa l'un des tuyaux de fonte que l'on avait abandonnés sur la colline. Toute la nuit Dodolphe entendit sonner des petits verres sur le comptoir de Broutenois. Dès qu'il vit poindre le jour, il sortit de son tuyau et entra dans le sentier qui descend à la route de Margival. Il se drapait, à cette époque, dans une capote militaire à longs pans, portait une sorte de chapeau, par tous les trous duquel ses cheveux se sauvaient comme de la mauvaise herbe et dont le rebord, décousu, descendait comme un licol sur ses oreilles. Les douleurs qu'il avait ramassées pendant le grand hiver lui firent d'abord traîner la jambe: tantôt il sautait sur son brodequin et en faisant claquer l'empeigne contre la semelle, tantôt sur sa bottine, d'où tous ses doigts sortaient comme des greffes. Il piqua des embardées sur la route de Margival. Au-dessus de la barrière du passage à niveau il devina la gare, y entra, et se fit remettre les journaux pour Broutenois.
Les huit coups de l'heure tintaient encore dans la cuisine de l'auberge, comme Dodolphe en franchissait le seuil et abattait les journaux sur le comptoir.
— Bravo, petit! — s'écria Broutenois — Nous allons trinquer. A la tienne !
Et quand Dodolphe eut sifflé le petit verre :
— A demain matin — lui dit-il. — Je compte sur toi ; nous en boirons un autre.
Les grandes nouvelles, les krachs, les incendies, toutes les catastrophes, surprenaient les Quinquengrognons à l'heure où, au retour des champs, ils cassaient la première croûte de pain, et buvaient la première goutte. On expérimenta la valeur de Dodolphe.
Les dames Gingembre lui passèrent un sac à l'épaule : Margival remplissait le sac, et Quinquengrogne était ravitaillée. Pour des tâches différentes, il recevait de chacun, le même petit verre d'eau-de-vie. On le plaçait, le soir, sur le rebord d'une fenêtre ; il le buvait en passan t; et la tête sonnante, les poches bourrées de croûtes de pain, s'en allait dormir, l'été sous le bois ou dans la luzerne, l'hiver au creux de son tuyau.
L'alcool et le cynisme des gens de la ville, qui les uns le battaient, les autres se divertissaient de lui, comme d'un idiot à qui l'on peut tout dire et dont on peut retourner les poches, ne tardèrent pas à corrompre Dodolphe. Sa gaieté l'abandonna. A l'expression de malice de son regard, succéda celle de la méchanceté. On le vit sous le képi du facteur rural et dans la redingote du géomètre arpenteur, tenir tête à Broutenois lui-même.
La grève de la sucrerie de betteraves le trouva préparé à la révolte.
— Dodolphe, viens prendre une fine !
Il entrait chez Broutenois comme un client, et se campait en face du comptoir, au milieu des grévistes.
Pendant des heures, il les écoutait discuter, suivait les battements de leurs mains, les moulinets de leurs bras au-dessus des bouteilles.
— Crie : « Vive la grève ! » Dodolphe.
Il trinquait, criait « Vive la grève! » Et il emportait le mot comme un os, pour le ronger, la nuit, au fond de son tuyau. Un matin, il comprit. Tout Quinquengrogne pensa qu'il était devenu fou. Il allait et venait à travers les rues, s'arrêtait aux portes, apostrophait les igens et, le poing tendu, bégayait :
— Tu... tu... tu... tu sais ; j'm'y... j'm'y mets t'en grève !
On riait, on haussait les épaules. Quand il fut fatigué, il s'étendit à l'ombre de l'église. Il resta couché toute une nuit, tout un jour. Ce ne fut que le surlendemain, un dimanche, jour de la fête patronale de Quinquengrogne, que l'inquiétude commença de s'emparer des habitants. Ramauger, Cayosse, Omérine Gingembre, Questembert, vinrent réveiller Dodolphe. Les jambes allongées, les bras repliés, il dormait sur le ventre, comme un blaireau, le nez dans la poussière.
Omérine, qui balançait le sac aux provisions, se pencha sur lui et s'efforça de le persuader :
— Voyons, Dodolphe, lève-toi, sois gentil, prends ton sac, tu mangeras de la galette ce soir.
Et comme il ne remuait pas plus qu'un soliveau, Broutenois leva sur lui une semelle dont tous les clous lui marquèrent les côtes.
— Debout ! ordonna-t-il, allons! plus vite que ça ; oust, à Margival ! — Il me faut du pain, du café, de la charcuterie avant dix heures. Allons, vermine l
Un ronflement traversa l'épaisseur de Dodolphe. Il se hissa sur les genoux, se redressa lentement le long du mur de l'église, entra dans le sentier, à reculons, grogna, cracha, bégaya :
— Tu... tu... tu... tu sais, j'm'y... j'm'y... mets t'en grève !
La cloche qui pendant des siècles avait pacifiquement sonné l'angelus de midi sur les toits de Quinquengrogne, jeta l'alarme, ce jour de fête, dans toutes les maisons, et rassembla une foule irritée, sur la porte du cabaret de Broutenois. La première heure du soir, tomba comme un glas sur les têtes. On fit l'appel du pain ; on dénombra les huches. Cayosse brandit une miche de six livres, la rompit, en fit vingt-quatre parts. Las d'abattre leurs poings sur les tables et de marteler le carreau du cabaret, les gens de la ville se ruèrent dans la cuisine et le cellier et les mirent à sac.
Cependant, à quelques pas de là, Dodolphe tapi dans un terrier connu de lui seul, cuvait au frais les joies de la vengeance. On ne cessa de le maudire sur la place, que pour danser. Les chevaux de bois épuisèrent leur ritournelle. A minuit, Dodolphe sortit de son trou, traversa le ravin, se perdit dans la plaine.
Quinquengrogne se résigna pendant quelques jours ; mais quand ne le voyant plus reparaître, elle se sentit de nouveau isolée du monde, elle eut un de ses traits de génie que le malheur, au cours de l'histoire, inspira parfois aux grandes cités. Elle convoqua son Conseil municipal, se fit ouvrir le livre de sa dette, le livre de son crédit, constata qu'elle avait pourvu pendant douze années à la subsistance de Dodolphe, qu'il était son débiteur d'une somme de deux cent quarante-trois francs soixante-quinze centimes, et décida d'envoyer immédiatement les gendarmes à ses trousses.

Michel Yell



Floréal, 27 août 1921.


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