Les ouvriers poètes

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Les écrivains prolétariens n'ont pas eu si souvent droit à leur bobine dans la presse. Ce sont un peu les sportifs handisport de la compétition...
Voici un rare rassemblement de visages d'ouvriers poètes à l'heure où des sportifs particulièrement méritants mais particulièrement méconnus font des merveilles à Rio.



Les ouvriers poètes

L'injustice est commune de croire que celui qui travaille de ses mains n'est pas capable d'élever son esprit au-dessus du milieu environnant. On affecte de l'affirmer et, quand le hasard fait qu'un ouvrier en donne publiquement la preuve contraire, la conspiration du silence se forme autour de son nom. Il faut que l'homme abandonne son outil et devienne uniquement un intellectuel pour qu'on consente à en parler.
Les ouvriers-poètes furent nombreux en France. Combien en connait-on ? Paris a élevé une statue à Sedaine qui fut tailleur de pierres jusqu'à trente-cinq ans, mais l'auteur du "Philosophe sans le savoir" ne devint célèbre que du jour où il prit la plume. On daigne se souvenir aussi que Pierre Dupont et Hégésippe Moreau débutèrent dans la vie comme compositeurs typographes. Et c'est comme par acquit de conscience qu'on cite Adam Billault, le menuisier de Nevers, Jasmin, le perruquier d'Agen, Savinien Lapointe, le cordonnier révélé au public par Béranger, et Reboul, le boulanger de Nîmes, sauvé de l'oubli par son poème d'anthologie : l'Ange et l'enfant.
Ceux qui nous intéressent entre tous sont ceux qui, jusqu'à leur mort, surent mener de front leur métier manuel et leur passe-temps de poète.
L'un des plus caractéristiques est Louis Vestrepain. Il naquit en 1809 à Toulouse et, dès sa jeunesse, tandis qu'il battait le cuir ou tirait l'alêne, il s'essaya, dans la gaie langue d'oc, à rimer des vers. Bientôt les journaux publièrent ses poèmes ; les sociétés littéraires du pays le couronnèrent. Il édita enfin un recueil : "Los Espigos de la Lengo moundino" (les épis de la langue toulousaine) qui lui assura, dans sa province, la notoriété. Mais Vestrepain fut un sage. Jamais il n'abandonna sa boutique de la rue de la Pomme et, quand il mourut, on peut dire qu'il était aussi apprécié pour ses chaussures que pour ses vers. Toulouse lui éleva une statue. C'est une des plus jolies œuvres d'Antonin Mercié.
Grâce à George Sand qui préfaça une de ses œuvres et le protégea, il est un autre poète-ouvrier dont le nom survivra: Charles Poney. Né à Toulon, Charles Poney fut aide-maçon d'abord, puis compagnon. A ses moments perdus, il aimait à errer sur le bord de la mer. Celle-ci fut sa première inspiratrice. Il se mit à écrire des vers. Puis, les événements politiques de 1848 l'enflammèrent. Ardent socialiste, il défendit la liberté. Son nom vint jusqu'à la capitale et les maçons parisiens, désireux de le connaître, ouvrirent une souscription pour payer son voyage. On alla à sa rencontre, on lui offrit un vin d'honneur, on le présenta à Lamennais, à Béranger, à Sainte-Beuve, à Alfred de Vigny. Pendant son séjour à Paris, il lui arriva une aventure amusante. Dans l'hôtel de la rue Rambuteau où il logeait, la cheminée de sa chambre tirait mal. On lui objecta que les fumistes étaient venus le matin et n'avaient pu y remédier. Poney avisa les outils qui se trouvaient encore là, retira sa redingote, passa une blouse, grimpa sur le toit et, à l'ébahissement de son hôtelier, répara la cheminée en un tournemain. Lui aussi fut un sage: il rentra à Toulon et, sans abandonner la poésie, reprit sa truelle. David d'Angers, pour perpétuer son souvenir, fit de lui un médaillon.
Une histoire curieuse autant qu'émouvante, est celle de Jacques le Lorrain, le poète-cordonnier. Né en 1856, à Bergerac, d'une humble famille de savetiers, il apprit d'abord le métier paternel. Mais il montra de telles dispositions pour les lettres qu'il obtint de poursuivre ses études. Il passa sa licence, fut quelque temps professeur. Mais le goût de l'aventure l'emporta. Il se mit à voyager, comme un simple chemineau, sur les routes de France et d'Espagne, couchant au hasard, vivant de bricolage et rêvant. Enfin, il arriva a Paris en 1882. Là, il crut conquérir la fortune et la gloire avec des vers. La vie cruelle lui fit bientôt voir que c'était impossible. Alors, cet ancien ouvrier se souvint du métier de sa jeunesse. Il y revint et ouvrit une échoppe rue Du Sommerard. Ce fut, alors, la santé qui lui manqua. Par bonheur, il s'était fait des amis fidèles qui appréciaient autant le talent de l'écrivain que le cœur exquis de l'homme. On l'envoya se reposer à Libourne chez des hôtes accueillants. Il put tout à l'aise, achever là le drame en vers, puissant et touffu, qu'il avait ébauché sur Don Quichotte. Armand Bour, directeur du Théâtre Victor-Hugo, entendit parler de la pièce et se la fit adresser. Enthousiasmé aussitôt, il la monta. La première représentation eut lieu le 3 avril 1904. Mais Le Lorrain, malade, n'avait pu y assister. Apprenant le succès de son œuvre, le poète s'échappa en cachette, prit le train, arriva presque mourant à Paris. Il voulait, coûte que coûte, voir la réalisation de son rêve. Un soir, on le porta au théâtre. Mais le lendemain, épuisé par ce dernier effort, on dut le faire entrer dans une maison de santé d'Arcueil. Quelques jours après, il mourait, heureux de son succès tardif, consolé.
Ces poètes étaient du midi. Le nord possède aussi les siens. Le plus curieux est un humble mineur de Denain, Jules Mousseron.
Jules Mousseron, depuis le temps où, jeune galibot, il poussait les lourds wagonnets au fond des galeries, s'est toujours plu à célébrer la vie de ses rudes compagnons, en ce patois pittoresque qui rappelle la langue de Froissart. Aujourd'hui encore, il continue à alterner son dur travail et ses chansons. Poète instinctif, s'étant créé lui-même, il a la sincérité, la vérité, l'émotion et, parfois, l'humour des êtres simples que n'a pas déformés une excessive civilisation.
Voici, par exemple, comment il décrit le vieux lutteur de la mine :

L'œil éteint, s'vieill' piau tout' jaune,
I n'est point gai, l'vieux mineur !
Eun' ficelle ar'tient s'marronne,
Et cha n'annonc' point l'bonheur.

Il a tell'ment de blessures
Qu'il n'saurait plus les compter ;
Il est couvert ed' coutures,
Pir' qu'un ancien guernadier.

Si cha s'rait parmi la mitraille
Qu'il s'aurait si bien conduit,
Il aurait plus d'eune médaille...
Mais il s'est battu dans la nuit...

Tout est motif à poèmes pour Jules Mousseron, la « cacheuse de gaillettes » et le pauvre cheval du fond, la cage, le pic, le grisou, les jours du dukasse et les jours de noce. Et, parfois, il a des trouvailles qui enchantent :

In dit qu'les cocott's à Paris
Abusant trop d'la poudr' de riz,
Muchent l'trac du vic' sous l'pourette.
Ichi, Cath'rin', ch'est aussi bon,
Sans même y pinser, l'douc' pauvrette,
All' much' ses vertus sous l'carbon.

Si l'on cherche dans les autres corps de métier, les poètes ne manquent pas non plus. Ainsi on peut citer Eugène Granger, déménageur ; Pierre Frobert, mécanicien, auteur d'un charmant recueil : "les Feux follets" ; Magu, le tisserand; Heurtel, relieur à Dinan ; Adolphe Vard, graisseur de wagons pendant trente ans et à qui l'on doit ce distique, entr'autres jolis vers :

L'artisan vaut mieux que l'artiste ;
La rose ne vaut pas l'épi.

Nous avons aussi Léon Bourreau, le meunier; Philéas Lebesgue, cultivateur à Neuville-Vault ; Henri Porchaire, ancien marin, aujourd'hui employé au Métro ; Jean Ducouger, sergent de ville à Asnières ; Henri Lang, brocanteur à Aubervilliers ; Martial Pied, secrétaire du Syndicat des Pompes funèbres; Sylvain Bargues, facteur rural.
Le dernier de ces poètes qui ait fait parler de lui est Michel Pans, restaurateur près des Halles. Il vient de quitter Paris. Les journaux ont parlé du vin d'adieu qu'il a offert à ses amis. On se souvient peut-être qu'en 1909, il posa sa candidature à l'Académie française. Il obtint une voix, celle de Maurice Barrés. Les méchantes langues assurent que ce ne fut pas à cause de son talent poétique, mais uniquement parce que Pons était un électeur influent à ménager dans l'arrondissement représenté à la Chambre par Barrés.
Qu'on veuille bien m'excuser si j'ai passé sous silence quelques noms. Ils sont trop. C'est toute une anthologie qu'il faudrait consacrer à ces poètes trop peu connue, à ceux qui ont le mieux magnifié le travail parce qu'ils étaient eux-mêmes des travailleurs.

Roger Régis



Floréal, 8 octobre 1921.

Note du Préfet maritime : A propos d'Auguste Vard, nous renvoyons naturellement à son fameux Cri du poète obscur et à son portrait.


Illustration du billet, de droite à gauche et de haut en bas : 1- Magu, tisserand à Lizy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne) ; 2- Le cordonnier Savinien Lapointe ; 3- Le perruquier d'Agen Jasmin ; 4- le boulanger de Nîmes Reboul ; 5- le compositeur typographe Hégésippe Moreau ; 6- le tailleur de pierre Sedaine (d'après le tableau de David).

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