A la mort, par Jules Guesde

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A la Mort

Je te salue, ô Mort, dans ta beauté sereine,
Mort dont on a voulu faire un épouvantail
Et qui n'es que le soir d'une après-midi pleine,
Le doux repos, couronnement d'un dur travail.

Ô Mort, je t'ai comprise, et c'est pourquoi je t'aime ;
Je t'aime dans ta faux qui fait place à demain
En tuant aujourd'hui. Je t'aime, ô Mort, enfin,
Comme condition de la vie elle-même.

Sans toi, sans les fruits mûrs dont tu jonches le sol,
Adieu la fleur d'or en son germe étouffée ;
Sans le vieillard qui tombe, adieu la poussée
De l'enfant rose et blond arrêté dans son vol.

Plus d'amour fécondant, plus d'avenir aux bouches
Se cherchant dans le plus stérile des baisers.
Ce n'est plus rajeunis, sans toi, c'est épuisés
Que. les hommes, vidés, se lèvent de leurs couches.

Cercueil, je t'aime donc, ô père des berceaux ;
Je te salue, ô Mort, d'immortalité mère,
Et je te livrerai mon sang, ma chair, mes os.
Sans plainte, quand tu me tendras ta main de pierre.

Mais ce qu'en toi je hais, ce sont les à-coups
Qu'un milieu déviant t'impose. C'est la fosse
Creusée avant le temps. C'est, comme autant de loups,
La misère et la faim et le travail féroce

Emportant les petits, les jeunes, les puissants
En plein avril, avant la moisson, quand l'espace
S'ouvre large et sans borne à leurs pieds frémissants
Et qu'ils tendent les bras vers le bonheur qui passe.

Ceux-là, surgis d'hier, ceux-là qui vont aimer,
Ceux-là dont le cerveau, gros de pensers, se dresse,
Tous ceux-là, tu n'as droit sur eux. Les frapper,
C'est faillir à ton rôle auguste, ô ma déesse.

Et quand dans ces linceuls que l'on te met en main
Tu couds aveuglément le printemps et l'aurore,
Alors, je te maudis, je crie : « A l'assassin ! »,
On abuse de toi, Mort, on te déshonore,

Mais tu te reprendras. L'heure approche, où meilleurs,
Nous cesserons de t'emmancher contre nous-mêmes
Dans un suicide inepte. Et ce sera sans pleurs
Dans les yeux, le sourire aux lèvres les plus blêmes,

Qu'ayant du jour qui baisse épuisé la clarté,
Les hommes te viendront pour que l'homme renaisse.
Et l'on t'acclamera, dans ta nécessité.
Source de toute vie et de toute jeunesse.

Jules Guesde

Arcachon, 26 décembre 1888



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