Lire en vacances (VIII) : Lire en Russie

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La belle saison passée, le mal de Maroussia empira. Nous avions beau nous évertuer de la distraire, elle nous regardait, impassible, de ses grands yeux assombris et immobiles ; et il y avait longtemps que nous n'avions entendu, son rire. Je me mis à transporter tous mes jouets au. souterrain qu'elle habitait, mais ils ne l'amusaient qu'un instant.
Je décidai alors de m'adresser à ma sœur Sonia, pour qu'elle me donnât sa poupée. Tout d'abord Sonia ne fit que serrer plus fort « sa fille » contre son sein ; ensuite, comme mes supplications devenaient plus pressantes, et plus vive ma description de la fillette malade n'ayant jamais eu de jouets, elle me tendit sa poupée, et me promit de s'en passer pendant deux ou trois jours. Cette élégante demoiselle en faïence lit sur la malade un effet qui surpassa mon attente.
Maroussia, en train de se faner comme la fleur en automne sembla tout a coup revivre. Elle m'embrassait et riait aux éclats, en causant avec. sa nouvelle amie. La poupée fit un miracle : Maroussia, alitée depuis si longtemps se mit à marcher, en tenant par la main sa blonde fille et même elle courut comme; autrefois en traînant sur le plancher ses faibles jambes.
Par contre, cette poupée me causa beaucoup d'angoisse. Pendant que je l'emportais dans ma blouse, je rencontrai sur la montagne qui conduisait au souterrain de mes amis le vieux garde Sanouch. Il me suivit longuement des yeux .en hochant la tète, surprenant le secret de mes escapades, mon amitié pour les enfants recueillis par le vagabond Tybourtzi.
Là vieille nounou s'aperçut de la disparition de la poupée et se mit à chercher dans tous Jes coins. Sonia essayait de la calmer, lui-disait que « sa fille » était en promenade et allait bientôt rentrer. Les bonnes se doutaient de quelque chose. Mon père n'en savait encore rien, et il chassa le vieil lanouch, venu pour me dénoncer ; niais il m'arrêta à la grille du jardin et me dit de rester à la maison, Le lendemain Ja même scène se répéta. Au bout de quatre jours, seulement, je parvins à me' lever assez tôt pour sauter par-dessus la haie pendant que mon père dormait encore.
Cela allait mal sur la montagne. Maroussia de nouveau s'alita ; son visage brûlait d'un rouge étrange, ses cheveux blonds étaient épars sur l'oreiller, elle ne reconnaissait plus personne. A côté d'elle était couchée la néfaste poupée avec ses joues rouges et ses yeux brillants et stupides.
Je communiquai à Walek mes craintes et nous décidâmes qu'il fallait rapporter Ia poupée, nous supposions que Maroussia ne s'en apercevrait point. Nous nous trompions ; dès que j'eus pris la poupée des bras de Ja fillette qui était dans le coma, elle ouvrit ses yeux troubles et regarda devant soi sans me voir, inconscience de ce qui se passait autour d'elle ; soudain elle se mit à pleurer doucement, doucement, plaintivement, et dans sa petite figure, au milieu de son délire, jaillit une expression d'un chagrin si profond qu'aussitôt je remis avec effroi la poupée à sa place. La fillette sourit, serra sa poupée dans ses bras et se calma. Je compris alors que j'avais voulu enlever à ma petite amie sa première et sa dernière joie.
Walek me regarda timidement : Qu'arrivera-t-il maintenant ?
Tybourtzi, leur père adoptif, accroupi sur un petit banc, la tête penchée, fixa sur moi un regard douloureux et interrogateur. Je pris un air insouciant :
- Oh ! ce ne sera rien La nounou, certainement l'a déjà oubliée.
Mais la vieille ne l'oublia point. Lorsque je retournai à la maison, je rencontrai de nouveau lanouch près de notre porte; Sonia avait des yeux en larmes et la méchante nounou me décocha un regard furibond, écrasant et sa bouche édentée grommelait. Mon père me demanda où j'avais été, et après avoir écouté ma réponse habituelle, il se borna à réitérer son ordre : ne pas m'éloigner sous aucun prétexte de la maison sans sa permission.
Un pressentiment me tourmentait.
Mon père me fit venir dans son cabinet de travailJe levai mes yeux et aussitôt je les baissai. Le visage de mou père me parut effrayant.
— Tu as pris la poupée de ta sœur ?
— Oui, répondis-je, doucement.
— Et sais-tu que c'est un cadeau de ta mère et que tu devrais y tenir comme à une chose sacrée. Tu l'as volée ?
— Non, dis-je, en levant la tête.
— Comment non ? s'écria subitement mon père, en remuant le fauteuil.
- Tu l'as volée et tu l'as emportée chez... Chez qui l'as-tu emportée ? Dis-le !
Je me recroquevillai tout entier.
- Tiens, tiens résonna, subitement, à la fenêtre ouverte, la voix tranchante de Tybourtzi.
Deux secondes après, il entra dans la chambre, et dit — Je vois mon jeune ami dans une situation fort embarrassante.
— Monsieur le juge ! dit-il avec douceur, vous êtes un homme juste. laissez tranquille cet enfant. Dieu est témoin qu'il n'a pas fait de vilaine action, et si son cœur a un penchant pour mes pauvres loqueteux, faites-moi pendre plutôt, mais, par la Sainte Vierge, je ne permettrai pas que ce garçon en souffre. Voici ta poupée, mon petit !
Il défit un paquet et en sortit la poupée.
La main de mon père qui tenait mon épaule, se desserra. Il parut stupéfait.
— Qu'est-ce que cela signifie ? demanda-t-il.
— Laissez-le, répéta Tybourtzi, et sa large main caressa affectueusement ma tête baissée. Vous n'en tirerez rien par des menaces, et moi, je vous dirais très volontiers tout ce que vous voulez savoir. Allons, monsieur le juge, dans une autre pièce.
Je sentis de nouveau une main sur ma tète et je tressaillis. C'était la main de mon père qui caressait mes cheveux.
Tybourtzi me prit sur ses genoux.
— Viens chez nous. dit-il, ton père t'a permis de dire adieu a ma fillette. Elle est... elle est... morte.
La voix de Tybourtzi trembla ; ses yeux, clignotèrent d'une façon bizarre, mais aussitôt il se leva, me mit a terre, se redressa et sortit vivement de la chambre.
J'interrogeai, mon père du regard. Il était changé et avait de la tendresse dans les yeux.
Je pris sa main avec confiance et je lui dis :
— Je n'ai pas volé. Sonia me l'a donnée pour un temps.
— Oui. me répondit-il d'un air pensif. Je le sais. J'ai été injuste envers loi, mon petit, et tu tâcheras de l'oublier, n'est-ce pas ?
Je saisis vivement sa main et Je la couvris de baisers.
— Maintenant, lu me laisseras aller à la montagne ? demandai-je.
— Oui, oui, vas-y vas-y. mon petit, prononça-t-il affectueusement avec une nuance, de là même stupeur dans la voix. Oui, mais attends un peu, mon enfant.
Il alla dans sa chambre à coucher, en ressortit aussitôt et me glissa dans la main quelques roubles. — Remets-les à Tybourtzi. Dis-lui que je prie humblement.... Je rattrapai Tybourtzi à la montagne, et hors d'haleine, je lui fis la commission de mon père très gauchement :
— Il prie humblement. mon père. Et je lui fourrai l'argent dans la main sans le regarder. Il l'accepta.
Au souterrain, dans l'angle obscur, sur un banc gisait Maroussia. Quelqu'un dans un coin fabriquait un petit cercueil avec des vieilles planches arrachées au toit de la chapelle. On parait Maroussia de fleurs d'automne.


Vladimir Korolenko
Extrait de "En mauvaise société", traduit par Vera Starkoff



Illustration du billet : Nikolay Petrovich Bogdanov-Belsky (1868-1945)

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