Les royaumes imaginaires par Claude Marsey (1921)

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L'aventure de Gabriele d'Annunzio, à Fiume, aurait pu finir de plus déplaisante façon. Quand les poètes se jettent dans l'action, ils deviennent parfois dangereux et celui-là était de taille à soulever le monde, du moins en paroles. Mais le temps, la lassitude, l'oubli ont eu raison du poétissime. De son épopée tragi-comique il ne restera qu'un souvenir amusant, une page nouvelle à ajouter à l'histoire des royaumes imaginaires.
D'Annunzio, en effet, ne fut pas le premier des conquistadores fantaisistes.
Sans remonter le cours des siècles, on cite un gentilhomme lorrain, nommé Antoine de Neuhoff, qui eut l'idée, en 1736, de se (proclamer empereur de Corse. Il débarqua à Porto-Vecchio. Tout un peuple l'acclama, mais les Génois, maîtres alors de l'île, s'empressèrent d'intervenir. Ils mirent à la porte l'usurpateur et le pauvre souverain déchu s'en alla mourir à Londres.
Cinquante ans plus tard, un Hongrois au service de la France s'embarqua pour Madagascar, séduisit les chefs indigènes en les abreuvant d'eau-de-vie et se fit reconnaître par eux comme le maître suprême de l'île.
Mais il ne tarda pas à avoir maille à partir avec les Français. On organisa contre lui une expédition et le Hongrois se fit tuer en défendant, les armes à la main, la hutte qui lui servait de palais.
La fin du siècle dernier vit une aventure plus plaisante, celle d'Orélie Ier, roi d'Araucanie.
Orélie était un gascon, né à Chourgnac, près de Périgueux, fils d'humbles cultivateurs, mais descendant d'une vieille famille de soi-disant « seigneurs de Touneins ». Tandis que le jeune homme était saute-ruisseau chez un avoué, il passait le plus clair de son temps à lire les ouvrages de géographie et les récits de voyage, les Cortambert et les Malte-Brun. Ces lectures lui tournèrent la tête. Devenu lui-même avoué à Périgueux, il abandonna un beau jour son étude et, suivi de deux compagnons nommés La Chaise et Desfontaines, il partit pour l'Amérique du Sud !
Ceci se passait en 1860. Antoine-Orélie de Touneins parvint dans le pays des Araucans, sur les frontières méridionales du Chili et là, sans plus tarder, il rendit un décret mémorable par lequel il s'instituait, de son propre chef, monarque constitutionnel d'Araucanie.
Pour se maintenir, il comptait sur l'appui de la France. Mais notre gouvernement le traita de fou, les journaux firent de lui des gorges-chaudes. Après toutes sortes d'aventures qui durèrent jusqu'en 1874, il vit se dresser contre lui le Chili qui voulait s'annexer les terres araucaniennes. On lui tendit un guet-apens, on s'empara de sa personne, on le jeta en prison et la Cour de Santiago décida qu'il serait interné jusqu'à sa mort dans un asile d'aliénés.
L'ancien avoué périgourdin parvint cependant à rentrer en France. Il ne fut plus, à Paris, qu'un roi in partibus, régnant dans un misérable taudis et n'ayant conservé de sa grandeur ancienne que les loisirs de signer parfois, sur une table de cabaret, des brevets de titres ou de décorations fantaisistes.
Enfin, à bout de ressources, Orélie Ier entra à l'hôpital de Bordeaux. Il y mourut en 1878, laissant son royaume chimérique en héritage à un compagnon nommé Laviarde. Celui-ci prit le nom d'Achille Ier, mais plus prudent que son devancier, il se garda bien d'aller tenter fortune en Araucanie.
Cette sombre histoire ne découragea pas les imitateurs. Peu de temps après se fit connaître le marquis de Rays, un breton de vieille souche, qui fonda en Océanie un colonie « 'libre, catholique et royaliste », Port-Breton. On y devait trouver des terres à 5 francs l'hectare et, grâce à la culture, y faire fortune rapide.
L'aventure servit de thème à Alphonse Daudet pour son livre Port-Tarascon. Dans la réalité, le marquis trop libre et trop royaliste, finit en correctionnelle, où il fut condamné à quatre ans de prison et 3.000 francs d'amende pour abus de confiance et homicide par imprudence.
On peut citer encore un ancien sous-officier de spahis, nommé Charles-Marie de Mavrena qui, en 1888, se proclama, en Indo-Chine, roi des Sédangs. Le pauvre homme mourut des suites d'une morsure de reptile.
Vers la même époque, un certain baron de Hardeni-Hickey, après avoir quelque temps dirigé à Paris un journal satirique, s'avisa de s'instituer prince de l'île de la Trinidad. C'était en plein Atlantique, une terre encore inhabitée. James I", nouveau roi de cette île, ne se rendit jamais dans son royaume* mais chercha à y envoyer les autres. Il fallut encore que le gouvernement intervînt pour épargner, à de pauvres hères trop alléchés, de cruelles désillusions.
Mais, parmi tous ces royaumes fantaisistes, il manquait une république. Elle se créa en 1888. Quelques habitants du pays de Counani, territoire alors contesté entre le Brésil et la Guyane française, écrivirent à un certain M. Jules Gros qu'ils connaissaient et qui était publiciste et conseiller municipal de Vanves. On :lui proposait de devenir président du nouvel Etat qu'on voulait fonder.
M. Jules Gros accepta sans hésitation. Il lança aussitôt un journal officiel, créa une décoration, l'Etoile de Counani, se fit faire des cachets par un graveur du Ministère de l'Intérieur, et embaucha, comme premier personnage de sa maison civile, un jeune groom dont l'uniforme consistait uniquement en une casquette portant en lettres d'or: « République de Counani ». Puis, M. Jules Gros s'embarqua pour ses nouveaux Etats. Mais à la Guyane anglaise, les autorités britanniques le transférèrent de force sur un navire qui s'en retournait directement à Londres et le malheureux président se retrouva en Europe sans avoir jamais mis les pieds dans le pays dont il avait accepté le gouvernement.
Il s'en consola aisément et, jusqu'à 'la fin de sa vie.
Il n'eut plus d'autres occupations que de distribuer, à tous ceux qui l'en priaient, la décoration de son ordre.
Qui ne se souvient enfin de l'étrange équipée de Jacques Lebaudy se proclamant, en 1903, empereur du Sahara? La chronique parisienne s'occupa longtemps de lui. Il put croire un moment faire trembler les gouvernements. Il croyait fermement à sa destinée royale. Il déploya pour édifier son trône, une ténacité incroyable. A un moment même on peut dire qu'il avait réussi et l'on suivait, avec une curiosité amusée, ses efforts dignes d'une autre cause. Jamais l'on ne fut plus tenace en ses desseins. Le Sahara eut pendant un certain temps, son roi — le roi du désert - le roi des solitudes. Mais, ce royaume tomba comme les autres. Jacques Lebaudy fut tué par une femme jalouse, à New-York, où il s'était retiré. Il ne restera plus de l'aventure que des joyeux couplets de revue.
Pour ma part, je me souviens des vers d'un chansonnier montmartrois, prophétisant à cet empereur de carton, dont la fortune s'était faite, on ne l'ignore pas, dans la raffinerie:
Très fier de son rôle officiel, il se montra tout sucre et tout miel.
La seul' chos' qui n'soit pas sucrée,
C'est la note qui sera salée !

Claude Marsey




Floréal, 5 février 1921.

Illustration du billet : Draco Semlich, 2017.

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