Vie et roman d'aventures (Alfred Capus)

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Vie et roman d'aventures


Je recevais, il y a quelque temps, la visite d'un feuilletoniste qui venait me soumettre quelques plans de romans.
— Le roman d'aventures paraît être à la mode, me dit-il ; vous n'en êtes point ennemi ?
— Pas le moins du monde !
— Tant mieux, car c'est un roman d'aventures que je vous propose. Il se passe sous Louis XV.
Je dus faire perceptiblement la moue. Mon interlocuteur s'empressa d'ajouter :
— Si l'époque ne vous plaît pas, qu'à cela ne tienne ! Je transporterai l'action sous un autre règne, plus tôt ou plus tard, comme vous voudrez. Alexandre Dumas a parcouru toute l'histoire de France.
— Est-il indispensable qu'un roman d'aventures y puise son intérêt ? demandai-je au feuilletoniste.
Il n'avait aucune fermeté en ses desseins ; il changea immédiatement son fusil d'épaule.
- Mais non ! Ah ! comme je suis de votre avis ! Le plus beau roman d'aventures est un voyage au- tour du monde. avec escales, bien entendu.
- Et encore !
- Parfaitement. On peut situer la scène d'un pareil roman tout simplement dans les pampas, au Kamtchatka ou en Chine. Ah ! Fenimore Cooper, Mayne Heid, Jules Verne !
— Buffalo !
Le feuilletoniste « marcha », renchérit avec moi :
- Buffalo, à la rigueur.
Je laissai déborder cet enthousiasme et je repris doucement :
— Ne croyez-vous pas, toutefois, que la jungle de Paris est aussi féconde en aventures que les terres lointaines et les siècles morts ? L'aventure est en puissance ou en actes dans l'homme qui passe et que vous coudoyez tous les jours. C'est votre ami et vous ne savez rien de lui, je ne dis pas seulement de sa vie intérieure, mais de sa vie publique. Les mystères, écrivait un jour, sur un album d'autographes, le physicien Lippmann, qui a découvert la photographie des couleurs, « les mystères se cachent dans la lumière ». Comme c'est vrai !
Le feuilletoniste me regardait, interloqué, manifestement incapable de chercher autour de lui, dans la foule ou dans le cercle de ses relations, des sujets de romans d'aventures.
Cependant, je pensai, moi, à ceux d'Alfred Capus, "Qui perd gagne", "Faux Départ", "Amis d'aventures", auxquels se relient les "Scènes de la vie difficile", dont une revue poursuivait alors la publication et qui vont paraître incessamment.
Sans voyager, sans prendre des points d'appui dans l'histoire de France ni dans les récits des explorateurs, sans même s'éloigner de Montmartre et des grands boulevards, Alfred Capus, en effet, a écrit des romans d'aventures qui s'égalent aux meilleurs. Et sa vie elle-même, si jamais quelqu'un la connaissant bien la raconte, n'apparaîtra-t-elle pas comme une série d'aventures extraordinaires, « balzaciennes", disait le soir de ses obsèques, un de ses collègues à l'Académie française ?
Capus s'est « indiqué », mais indiqué seulement dans les héros qu'il a donnés à ses trois premiers romans. Il s'est souvenu de lui-même, et des autres. Il a rassemblé des traits épars.
Frais émoulu de l’École des Mines, il fut jeté à vingt ans, par un petit héritage, dans le monde du jeu et de la fête. A vingt-quatre ans, il était nettoyé - mais aguerri. C'est alors - 1882 — qu'il portait à Cornély, directeur du Clairon, un article nécrologique sur Darwin. Ce furent ses débuts dans le journalisme auquel il est resté jusqu'à la fin fidèle, malgré les grands succès qu'il eut au théâtre, et la fortune qu'il y fit — et ne garda pas.
A l'époque où je le connus intimement, il avait quarante ans sonnés et ses premières grandes pièces représentées : "Rosine", "Brignol et sa fille", "Mariage bourgeois", "La Bourse ou la Vie", "Les Maris de Léontine", malgré la vogue de cette dernière jouée aux Nouveautés pendant l'Exposition Universelle de 1900, ne l'avaient point affranchi de l'article quotidien, pour vivre. Il n'en était pas moins, d'ailleurs, le plus charmant compagnon, et le plus gai. Aux créanciers les plus exigeants, il faisait prendre patience..; par le sourire, et un esprit du diable ! Et pourtant ce n'était pas dans l'intention première de les désintéresser qu'il travaillait. Il avait, le sentiment de sa valeur et ne prenait pas son parti, au fond, des humiliations que lui avaient fait subir la Comédie-Française, en la personne de Claretie, et le Vaudeville efflanqué de Porel et de sa femme. "La Veine" allait de l'un à l'autre, en pure perte, et Capus s'impatientait, lorsque Guitry porta la pièce aux Variétés et l'y imposa. Samuel, le directeur, jouait sa dernière carte. Il fut beau joueur : il consentit à disparaître jusqu'à la répétition générale et à n'y assister qu'en spectateur. Ce fut un triomphe. Peu, de temps après, "La Petite Fonctionnaire" et l'année suivante "Les Deux Écoles", apportèrent, à Capus la gloire — et l'argent. Je le retrouvai aux bords de la Loire où nous passions ensemble les vacances depuis plusieurs années. Il était plus sensible à la gloire qu'à l'argent. Un jour même, il m'avoua que quelque chose lui manquait, le matin, à son petit déjeuner, lorsqu'il ne trouvait plus dans le courrier une preuve de l'existence d'un créancier. Il avait payé toutes ses dettes ; mais quoi ? En avait-il pour cela plus ou moins d'argent de poche ? Non. Alors ? Dans la bohème qu'il avait fréquentée et ne reniait pas, l'argent de poche est tout. Et jamais à Capus il n'avait fait défaut, même dans les moments les plus difficiles. Il les traversait en souriant et confiant dans les jours meilleurs. Peut-être les complications sentimentales et financières lui étaient-elles devenues nécessaires comme des excitants. Il se précipitait en quelque sorte au devant des « embêtements » qu'il eût pu aisément éviter. Il introduisait, dans sa vie la comédie et le drame, comme des levains dont sa pâte avait besoin pour lever en œuvres et en talent. Et c'est par la qu'il, avait tout d'un personnage balzacien sous des dehors de sagesse, de bon sens et de clairvoyance, sous des dehors académiques et. bien pensants. Il n'y avait pas d'esprit plus libre que le sien. Quant à des préjugés, nul, que je sache, n'en était plus exempt que lui. Il ne comprenait pas, par exemple, l'ami de l'épargne, le prévenant de l'avenir, qui échange cent beaux francs bien comptés contre un morceau de papier lui garantissant 4, 5 ou 6 francs de rente.
Et, ma foi, cet étonnement de la part de Capus n'était pas si bête sans doute, puisque sa mort a été pour quelques-uns de ses confrères l'occasion de lui reconnaître une belle intelligence et, comme disait Jules Lemaître, « une originalité paisible et sûre ».

Lucien Descaves
de l'Académie Goncourt.


Floréal, 11 novembre 1922.

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