Comment je n'ai pas été employé d'Edition (Rodolphe Bringer)

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Comment je n'ai pas été employé d'Edition

En ce temps-là, tristement convaincu que la littérature, surtout quand elles est humoristique, arrive difficilement à nourrir: son homme, je cherchais un emploi susceptible de me procurer les cent cinquante francs mensuels qui étaient nécessaires à l'équilibre de mon budget.
Mais comment un garçon qui a de vagues connaissances sur toutes choses, mais ne s'est jamais spécialisé en quoi que ce soit, peut-il arriver, à Paris, et même ailleurs, à utiliser une ignorance en somme encyclopédique.
Un ami qui, au Volney, faisait souventes fois la partie avec Armand Colin, et était au mieux avec cet important, éditeur, lui parla, de moi et Armand Colin assura que je n'avais qu'à me présenter chez lui Je plus rapidement possible, et que sans doute, il trouverait à me caser dans sa maison.
Et le lendemain, sur le coup de dix heures, je me présentai chez Armand Colin.
A la vérité, à cette époque, j'étais détenteur d'un physique bien fait pour inspirer la méfiance à un honnête homme. Je portais de grands cheveux, un grand chapeau, une grande cravate à pois, que le Président Fallières n'avait pas encore mise à la mode, et mon pantalon était de ceux que l'on nomme « demi-hussard ». Aussi, en me voyant, Armand Colin esquissa une grimace de fort mauvais augure.
D'ailleurs, je dois le dire, Armand Colin avec sa tête de bouledogue en colère et prêt à mordre, n'était pas non plus fait pour me mettre bien, à mon aise, et ce fut en balbutiant que je prononçai : — Je viens de la part de mon ami Fournier.
— Ah, ah ! fit le grand éditeur, c'est vous le phénomène ? J'aurais dû m'en douter!. Vous faites des chansons et des revues ? Vous écrivez des foutaises dans de petites feuilles pornographiques ? Et comme tout cela ne vous rapporte pas grand'chose, vous voudriez gagner un peu mieux votre vie, vous voudriez entrer chez moi ? Ah, ah ! Elle est drôle, celle-là ! Un plaisantin dans ma maison ! Un bohème dans mes bureaux !
Et tout en parlant ainsi, avec son air le plus rogue, il me toisait fort dédaigneusement.
— Enfin, fit-il, vous m'êtes envoyé par mon ami Fournier qui est un charmant garçon, quoique sculpteur ; il est vrai qu'il est millionnaire ; je ne veux pas faire de la peine à mon ami Fournier et je consens a vous donner une place chez moi ; mais je vous avertis que ce ne sera pas pour longtemps : à la première incartade, je vous fiche à la porte, vous m'entendez ? Car ici on ne plaisante pas ! Il faut arriver à huit heures, pas à huit heures une, à huit heures juste ! Or, je vous connais, vous serez en retard et alors du balai, mon garçon ! Et puis que je vous surprenne à faire le plaisantin, pendant les heures de travail, comme vous ne saurez manquer de le faire ! Renvoyé, illico, vous entendez ! Vous pouvez venir demain matin et l'on vous indiquera ce que vous aurez à faire, mais je suis, bien, sûr que vous ne resterez pas longtemps ici et qu'avant, la fin de la semaine, je serai forcé de vous renvoyer !
Eh bien, Armand Colin ne me renvoya pas, car le lendemain, pas davantage que les jours suivants, je ne vins prendre la place qui m'était destinée. Armand Colin m'a attendu chaque matin jusqu'à sa mort qui survint une vingtaine d'années après, et je continuai à composer des revues, des chansons et à écrire des foutaises dans de petites feuilles pornographiques, ce qui m'assurait en somme le pain quotidien sur lequel, quelques amis fortunés daignaient mettre un peu de beurre.

Et voilà comment je n'ai jamais été employé d'édition.


Rodolphe Bringer



Floréal, 27 janvier 1923.


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