Hommage à Ernst Toller (1893-1939)

EToller.jpg


En Fraternel Hommage
Ernst Toller

Il semble que l'Allemagne se soit acharnée à achever, dans la paix, l'œuvre de destruction accomplie par la guerre. Elle n'a pas eu de pire ennemie qu'elle-même. Le monde ligué contre elle avait brisé ses forces militaires, mais laissé intactes ses forces spirituelles, et même, la rude épreuve les avait épurées, exaltées.
Une pléïade d'idéalistes d'action, sincères et vigoureux, se levait, pour renouveler sa vie sociale. Parmi eux quelques-unes des intelligences les plus riches : une Rosa Luxemburg, un Gustave Landauer, un Walther Rathenau. De ses mains, l'Allemagne les a fauchés. En moins de quatre ans de paix — de paix menteuse — l'Allemagne a plus tué de ses chefs intellectuels que la guerre en quatre ans. Et, ce que n'avait pas osé le despotisme impérial, l'indigne faiblesse de la République bourgeoise l'a laissé accomplir, fermant complaisamment les yeux sur les crimes, et s'en rendant ainsi complice. Ernst Toller était aux côtés de Landauer pendant la révolution bavaroise : et il n'échappa à la mort que par miracle. Après son arrestation, sa vie resta longtemps en danger, et il fallut l'intervention de l'opinion européenne, pour détourner la menace suspendue sur sa tête. Mais après un. procès dérisoire (1), il fut condamné à une détention de plusieurs années dans la forteresse de Niedrschonenfeld. Nature délicate, tendre, poétique, frémissante d'espoirs généreux et d'amour Juvénile, il a cruellement souffert et sa santé est atteinte.
Mais c'est le propre des nobles cœurs de puiser dans les souffrances mêmes qui accableraient les autres une source de grandeur. On dirait que leur âme se fait un marchepied de leur corps abattu, pour atteindre plus haut. L'esprit de Ernst Toller s'est élevé jusqu'aux cimes dans certaines pages écrites dans sa prison. Il a beaucoup produit, pendant ces années : des poèmes et de vastes drames, qui semblent parfois d'un jeune Schiller dans la mêlée moderne : Die Wandlung, Masse Mensch, Tag der Proletariats, et, tout récemment, Die Maschinensturmer qui met en scène les mouvements ouvriers en Angleterre, vers 1815. Si vivantes et vibrantes d'émotions passionnées que soient ces œuvres, je leur préfère à toutes le pet!t livre de sonnets présenté par Les Humbles au public français, dans la fidèle traduction d'Alzir Hella et de O. Bournac Gedichle der Gefangenen (Poèmes des Prisonniers).
***
Ce semble un paradoxe de dire qu'en notre temps de confusions frénétiques et de despotisme universel, il n'y aura bientôt plus de refuge pour la liberté de l'âme qu'à l'intérieur des prisons. Elles ne tarderont pas à remplacer les « déserts » du XVIIe siècle, où les esprits, lassés des agitations du siècle, allaient de loin en loin, faire une cure de renoncement et reprendre contact avec le plus profond d'eux-mêmes. Certes, ces grands solitaires n'eussent pas désavoué les splendides poèmes de Toller. Le jeune condamné, muré vivant dans une forteresse, est comme le rossignol aux yeux crevés qui chante dans sa cage. Au lieu de s'abandonner à l'amertume désespérée qui dessèche ou convulse l'âme, il a vu fleurir dans sa nuit le chant libérateur de l'Etre sans limites, dont les rumeurs du monde étouffent la voix profonde (et qui relie chaque vivant à l'ensemble de la vie.
Ce n'est pas du premier coup que l'âme du prisonnier parvient à cette concentration souveraine et à cette suprême liberté. La première impression, en pénétrant, à la suite de Toller dans ces sonnets de la prison, c'est l'étouffement de ces nuits sépulcrales, et de « cette vie qui coule sans forme et sans couleurs » (Novemher — Srhiaflose Nacht — Næchte). Mais l'excès même de la compression amasse d'énormes énergies, centuple les forces physiques et les fait déborder. La sensibilité avivée réagit jusqu'au spasme, au moindre contact du dehors. Dans le silence, les sons hallucinés prennent une amplitude de vibrations formidable (Verweilen um Mitternach!) : et c'est l'univers entier qui se rue dans l'étroit espace où, sous l'œil indifférent des moroses geôliers, le prisonnier est parqué. Les murs de la forteresse s'ouvrent. L'esprit s'est évadé. ***
Mais le généreux poète, dont l'esprit s'est libéré de la captivité, gît toujours enfermé. Il ne doit sortir de sa prison que dans deux ans. En sortira-t-il vivant ?
Nous adressons un appel à la conscience de l'Allemagne. Nous lui disons : « Laisserpz-vous s'éteindre dans une geôle un de ceux qui vous honorent, de ceux qui font, à cette heure sombre pour vous, aimer et admirer encore en Europe le génie poétique et l'idéalisme allemand ? Ouvrez la cage, avant qu'il ne soit trop tard ! Et laissez le libre oiseau chanter, dans la libre forêt germanique, l'hymne fraternel de l'avenir ! »

1er octobre 1922

Romain Rolland

Nous devons à la Revue littéraire des Primaires, Les Humbles, communication de cette belle page du grand écrivain. ainsi que le remarquable bois gravé, que nous publions et qui orne les "Poèmes de la Prison", traduits par Alzir RelIa et D. Bournac.

(1) Voir Stefan Grossmann : « Der Hochverræter, Ernst Toller: die Geschichte cincs Prozesses ».

Floréal, 14 avril 1923.

Bibliographie d'Ernst Toller en Français
Ernst Toller (n° 44) Poèmes de la prison traduits par Alzir RelIa et D. Bournac (Revue littéraire des primaires Les Humbles, décembre 1922, cahier n° 12).
Hinkemann (Revue littéraire des primaires (1926).
Masse, pièce de la révolution sociale au XXe siècle, traduite de l'allemand par J. P. Samson (Revue littéraire des primaires, 1928).
Le Livre de l'hirondelle (Cahiers du Sud, 1928).
Hop là, nous vivons ! un prologue et 5 actes. Adaptation française de César Gattegno et Béatrice Perregaux (Saint-Denis, Théâtre Gérard Philipe, 21 avril 1966. — Paris, les Éditeurs français réunis, 1966).
Une Jeunesse en Allemagne, traduit par Pierre Gallissaire (L'Âge d'homme, 1974).
Pièces écrites en exil (Plus jamais la paix et Pastor Hall). Texte français, Huguette et René Radrizzani (Comp'act, 2002).
Pièces écrites au pénitencier (Masse et Hinkerman). Texte français, Huguette et René Radrizzani (Comp'act, 2002).

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page