Elle a les tétons droits

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L'été approche, il est temps de se préoccuper des questions de saison. Voici donc Choucoune du poète haïtien Oswald Durand (1840-1906), l'ami des symbolistes et de François Coppée.


Choucoune
Poème en dialecte créole

Dériè gnou gros touff' pingouin,
L'aut' jou, moin contré Choucoune ;
Li sourit., l'heur' li ouè moin,
Main dit : « Ciel ! A là bell' moune !»
Li dit : Ou trouvé ça cher ! »
P'tits zoézeaux ta pé coûté nous lan l'air...
Quand rnoin songé ça, moin gangnin la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !

I

Choucoun' cé gnou-marabout :
Z'yeux li clairé com' chandelle ;
Li gangnin tété doubout...
— Ah ! si Choucoun' té fidèle !
— Nous rété causer longtemps...
Jusqu' zoézeaux lan bois té paraîtr' contents !
Pitôt blié ça çé trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé! pieds moin lan chaîne.

II

P'tits dents Choucoun' blanch' com' laitt' ;
Bouch' li couleur Caïmite ;
Li pas gros femm' li grassett !
— Femm' com'ça plaît moin tout d'suite.
— Temps passé pas temps jôdi !
P'tits zoézeaux lan bois, té tendé tout ça li té dit.
Si yo, songé ça, yo, doué lan la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne...

III

N'allé la caz' manman-li :
— Gnou grand' moun' qui bien honnête !
Sitôt li ouè moin, li dit :
— « Ah ! moin content ! cilà nette ! »
— Nous bouè chocolat aux noix...
Est-ce tout ça fini, p'tits zoézeaux lan bois?
Pitôt blié çà. cé trop grand la peine,
Car dimpi jou-là, dé pieds moin lan chaîne.

IV

MeubI' prêt, bell' caban', bateau,
Chais' rotin, tabl' rond', dodine,
Dé matelas, gnou port'manteau.
Napp', serviette, rideau mouss'line.
— Quinz' jous sèl'ment té rété.
P'tits zoézeaux lan bois, couté moin, coûté!
Z'autr' tout va comprendr' si moin lan la peine,
Si dim pi jou-là, dé pieds moin lan chaîne !

V

Gnou p'tit blanc vini rivé :
P'tit barb' roug' bell' figur' rose,
Montr' sous côtés, bell chivé.
— Malheur-moin, li fui la cause !
Li trouvé Choucoun' joli...
Li palé francé, Choucoun' aimé-li...
Pitôl blié çà, cé, trop; grand la peine,
Choucoun' quitté moin., dé pieds moin lan chaîne...

VI

Ca qui pis trist' lan tout ça,
Ca qui va surprendr' tout moune,
Cé pou ouè malgré temps-là.
Moin aimé toujours Choucoune !
— Li va fai' gnou p'tit quat' ron...
P'tits zoézeaux gadè ! p'tit ventr-li bien rond !
Pè, fémin, bac z'autr', çé trop grand, la, peine :
Dé pieds p'tit Pierr ; dé pieds-li lan chiaîne !

Oswald Durand
(1884)



Traduction

Derrière une girosse touffe de pingouins, (1)
L'autre jour, je rencontrai Choucoune ;
Elle sourit quand elle me vit ;
Je dis : « Ciel ! Oh ! la belle personne ! » (bis)
Elle dit : « Vous le trouvez, cher ? »
Les petits oiseaux nous écoutaient dans l'air.
Quand je songe à cela.. j'ai de là peine (bis)
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaînes! (bis)
Choucoune, c'est une Marabout : (2)
Ses yeux brillent comme des chandeIles.
Elle a des tétons droits.

Ah ! si Choucoune avait été fidèle !
- Nous restâmes à causer longtemps,
Au point que les oiseaux dans les bois en parurent contents ;
Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine
Car depuis ce jour-la, mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)

Les petites dents de Choucoune sont blanches comme du lait ;
Sa bouche ont de la couleur de la caïmitte : (3) Elle n'est pas une grosse femme, elle est grassette :
Les femmes pareilles me plaisent tout de suite.
Le temps passé n'e:st pas le temps actuel !
Les oiseaux avaient entendu tout ce qu'elle avait dit...
S'ils songent à cela, ils doivent être dans la tristesse,
Car depuis ce jour-là, mes deux pieds sont dans les chaines ! (bis)

Nous allâmes à la case de sa maman ;
— Une vieille qui est bien honnête !
Aussitôt qu'elle me vit, elle dit :
» Ah ! je suis contente de celui-là, nettement ! »
Nous bûmes dui chocolat aux noix...
Est-ce que tout cela est fini, petits oiseaux des bois ?
— Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine.
Car depuis ce jour-la, mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)

Les meubles étaient prêts : beau lit-bateau,
Chaise de rotin, table ronde, dodine,
Deux matelas, un porte-manteau.
Des nappes, des serviettes, des rideaux de mousseline !
Il ne restait plus que quinze jours...
Petits oiseaux qui êtes dans les bois, écoutez-moi, écoutez !
Vous aussi vous allez comprendre si je suis dans le chagrin,
Si depuis ce jour-là mes deux pieds sont dans les chaînes ! (bis)

Voilà qu'un petit blanc arrive :
Petite barbe rouge, belle figure rose,
Montre au côte, beaux cheveux...
— Mon malheur, c'est lui qui en est la cause !
Il trouve Choucoune jolie ;
Il parle français.?? Choucoune l'aime...
Plutôt oublier cela, c'est une trop grande peine,
Choucoune me quitte, mes deux pieds sont dans les chaînes (bis).

Le plus triste de tout cela,
Ce qui va surprendre tout le monde.
C'est de voir que. malgré ce contretemps-là.
J'aime toujours Ghouicoune !
— Elle va faire un petit quarteron !
Petits oiseaux regardez ! Son petit ventre est bien rond !
Taisez-vous ! Fermez vos becs ! C'est une trop graînde peine !
Les deux pieds de petit Pierre, ses deux pieds sont [dans les chaînes !


Oswald Durand
Choucoune qui se chante et se danse fait le nom d'Oswald Durand "plus fort que les airains" ; « frisson nouveau" dont il a « doté le ciel de l'art », le sauvera, chez nous tout au moins, du dédain des générations successives, si plusieurs de ses poèmes d'expression française lui méritent de prendre définitivement rang parmi les bons porte-lyre du XIXe siècle.
(...)
Choucoune chante sur toutes les lèvres haïtiennes qui se respectent ; sa grâce humaine d'idylle triste a charmé les étrangers ; son intime haïtianité, essentielle et savoureuse, a valu à son auteur d'être appelé notre Mistral.
La vie d'Oswald. Durand aura été pittoresque comme ses vers. Il naquit au Cap-Haïtien (département du Nord), le 17 septembre 1840. Ferblantier en 1855, professeur au Lycée en 1860 et collaborateur à "L'Avenir' de Demesvar-Delorme, le romantique disciple et fervent ami de Lamartine, directeur des « Bigailles » en 1876, il frôle bientôt la fusillade pour cause de conspiration vraie ou fausse. Il sort de prison, où il avait donné l'être et le verbe à Choucoune, pour rentrer en faveur auprès de ceux qui venaient de l'y mettre et devenir député du Peuple (1885), six fois réélu et même Président de la Chambre.
Il voyage une fois en France, y fait éditer onze ans après ses "Rires et Pleurs" (1896, 2 vol. Corbeil, Imp. Crété). choix de ses productions poétiques à partir de 1867, et meurt à Port-au-Prince le 23 avril 1906, laissant trois volumes inédits, après une vie païenne de faune impénitent, de bohème incorrigible et de grand enfant à l'âme peu compliquée.
Romantique, de la lignée spirituelle de Musset, parnassien comme son ami François Coppée, initié plus tard à l'alliciante musique imprécise et suggestive des petites « chansons » symbolistes, régionaliste, poète du terroir, il nous. semble avoir le mieux fondu en sa personne les éléments de notre âme, comme par sa spontanéité idiomatique, sa sincérité, sa souplesse rythmique, son art, non de décrire mais de suggérer le paysage, de vivre, d'observer, de penser en afro-latin, il nous semble représenter, le mieux, dans la Grande Antille américaine, la poésie gallo-noire d'Haïti.
Il devait conférer à notre populaire patois la qualité de dialecte et voir d'autres, après lui, s'essayer à manier, littérairement, ce langage de grâce zézayante et de mollesse harmonieuse où se reflètent si bien les modalités originales et curieuses de notre âme.


Louis Morpeau

(1) Cactus.
(2) Haïtienne très brurne, à la peau fine et à la chevelure lisse. C'est la Mélabaraise cle Baudelaire.
(3) Fruit juteux et violet des Antilles de la grosseur d'une pomme verte.

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