Emile Bergerat, par Maurice Hamel

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Émile Bergerat
Je ne sais comment la postérité jugera le grand ouvrier de lettres lettres qui vient de disparaître, ni quelle place elle consentira à lui accorder parmi les grands morts que l'on vénère ou parmi les immortels que l'oublie. Quoiqu'il advienne de sa renommée et de sa destinée, il faut se hâter de saluer la magnifique aventure de cette vie, toute attristée par l'amertume de n'avoir réussi à retirer, d'un long labeur et d'une lutte incessante, qu'ingratitude. et que défaite finale ! Oui, vraiment, il y eut, beaucoup de bravoure, de talent, de grandeur et de foi dans cette carrière où Bergerat entra avec le sourire et qu'il acheva presque dans le désespoir ; mais il y eut aussi beaucoup de colère, de dépit, d'indignation et de chagrin dans le continuel combat livré à la gloire qui ne lui vint pas, au succès qui, à peine approché de lui, se détourna en ricanant à la fortune qui s'appliqua à le fuit ! Il y eut de tout cela, et c'est ce qui est tout magnifique et triste, cet ensemble complet et douloureux qui fait de lui une des figures les plus respectables et les plus intéressantes de l'histoire de la littérature du XXe siècle... Poète, dramaturge, critique, publiciste, chroniqueur, il aborda tous les genres, non point hélas! avec un égal succès de notoriété, mais, mais avec incontestablement un égal succès de facilité, d'inspiration et de virtuosité. Dramaturge - dramaturge malheureux - il n'en apporta pas moins à la scène des "situations" brillantes et singulières qui auraient pu l'enrichir si elles avaient été servies par une langue plus sobre et inscrites dans une formule plus incisive... Il "délayait" interminablement, sans tenir compte de la mentalité spéciale des foules, et de la nécessité de s'y adapter... Poète, ilé tait mieux à son aise, libre de manier les mots, de jongler avec les vocables, de chevaucher la chimère, de bondir dans les nues, de créer personnages, formes, caractères, épisodes, selon son caprice, selon son inspiration qui était originale et féconde... Il est déjà "lui", dégagé de toute contrainte, libéré de toute servitude... Mais c'est, véritablement, comme chroniqueur qu'il était passé maître... Aux qualités prodigieuses dont la nature l'avait gratifié, aux qualités purement "intellectuelles », au lyrisme, à l'amour des images, au sentiment musical des formes et des rythmes, il joignait quelque chose qui fait l'homme plus fort et rend le talent plus sonore et plus humain. Ce quelque chose c'était la colère, la haine, l'ironie terrible, le sarcasme prompt et vengeur comme un fer de lance... On a pu dire de lui que c'était un des plus cruels chroniqueurs d'il y a vingt-cinq ans, avec Jean Lorrain, Paul Bonnetain, Catulle Mendès, Octave Mirbeau, au temps splendide où Fernand Xau réunissait les plus belles intelligences littéraires, à l'époque à la littérature - et quelle littérature ! - était le seul aliment quotidien du public... C'était aussi celui du grand reportage, du reportage substantiel de Jules Huret et d'Emile Berr.
Bergerat, sans atteindre jamais le diapason du pamphlet, se haussa à celui de la satire la plus ardente et la plus acérée: il y resta d'ailleurs toujours parisien et toujours poète, et c'est en cela que sa personnalité s'affirma d'un éclat si particulier ; il mêla le lyrisme à la gouaille, l'éclat de rire à l'hymne d'amour, les accent de la colère à ceux de la poésie, il confondit douleur, Passion, haine, tendresse, scepticisme et enthousiasme. Puis quand il avait écrit une étincelante chronique, toute saturée d'esprit, toute fleurie des grâces de sa plume, il se tournait vers de plus graves problèmes, et c'est alors qu'il devenait - à sa façon - philosophe et sociologue.
Un des sujets qui le passionnaient le plus et qu'il abordait, avec fréquence, c'était cette éternelle question du public et du théâtre.
On se souvient des luttes homériques qu'il soutint contre les directeurs qui lui refusaient ses pièces ou ne les lui prenaient qu'après de multiples tergiversations, et contre le public qui, lorsqu'enfin elles étaient jouées, se chargeait, de les faire retirer de l'affiche.... Alors, le pauvre Bergerat s'écriait :
« J'avoue cependant, dans ce malentendu entre la critique et le public, c'est le public qui. est le plus coupable ; et les directeurs de bonne volonté qui peut-être ne demanderaient pas mieux que de réagir, se brisent contre l'indifférence découragée de leurs spectateurs. Pourquoi n'impose-t-il pas sa volonté, et ne se révolte-t-il pas contre la fabrication débordante et le sempiternel ressassement ?
Le spectateur qui a préludé aux plaisirs du théâtre par un bon dîner, en proie aux lourdeurs de la digestions, ne reprend pas avant dix heures au moins la possession de ses facultés. Jusque-là, il faut le bercer mollement, avec des bavardages et surtout ne pas l'inquiéter par des propositions hardies. De là, deux actes de balivernes, nugea fugaces, dit Horace. Vers dix heures et demie, comme il est à peu près en état de comprendre l'exposé de la situation, l'auteur la lui expose. Naturellement c'est l'adultère. On ne traite pas d'autre chose depuis trente ans.
Oh ! oui, le public est responsable de cette ruine d'un art sublime, et s'il voulait seulement hausser les épaules, tout changerait en un clin d'œil" (13 février 1883). Voici maintenant ce que disait un critique notoire à l'époque où apparaissait pour la première fois Plus que Reine, à la Porte Saint-Martin : « Avec la représentation de Plus que Reine, à la Porte Saint-Martin, M. Emile Bergerat, auteur dramatique s'est-il désenguignonné. et va-t-il pour enfin, comme tant d'autres qui n'ont pas ses qualités d'esprit, de verve, de fantaisie poétique, se trouver en contact avec le public auquel il peut prétendre donner de l'amusement et l'émotion ?" Les lignes qui suivent sont particulièrement instructives en ce qui concerne la carrière de Bergerat jugée par le même critique. "Jamais écrivain n'accomplit plus pénible labeur, et ne fut poursuivi à ce point par la mauvaise chance. Journaliste brillant, critique d'art et de théâtre renseigné et partant sur les bonnes pistes allié à l'un des grands noms de la littérature de ce temps, il devait, semble-t-il, n'avoir qu'à se présenter pour réussir, là même où se prélassent et règnent tant de médiocrités.
"Tout au contraire, il lui a fallu attendre des années et des années pour voir quelques-unes de ses œuvres dramatiques s'animer de cette vie particulière que les spectateurs communiquent à une pièce par leur foule, leur approbation leurs bravos.
« Le plus grand des chefs-d'œuvre écrits pour la scène n'a pas exprimé tout ce qui était en lui, s'il n'y a pas eu, à son profit, cette connivence, cette collaboration des êtres réunis pour l'entendre."
Emile Bergerat fut-il un mauvais dramaturge ? Il ne m'appartient pas d'émettre, sur ce point, un jugement personnel. Les pièces lyriques furent-elles privées du souffle qui anime celles des grands maîtres, ou furent-elles simplement dépourvues de la construction et du métier théâtral qui imposent des œuvres plus médiocres à l'attention des masses ? Toujours est-il qu'il ne réussit jamais, dans le théâtre, aux joies et à la fortune de quoi il avait aspiré ardemment, patiemment et longuement !
Le public ne lui témoigna toujours qu'une indifférence injurieuse. Et la critique s'appliqua, de toutes ses forces a le décourager. Sarcey demeura son contemporain le plus féroce. Comme on lui faisait un jour remarquer qu'Emile Bergerat écrivait de fort belles préfaces à ses pièces, « l'oncle » répliqua avec un esprit qui ne lui était pas habituel :- Eh bien ! pourquoi ne fait-il pas jouer ses préfaces !

Maurice Hamel


Floréal, 3 novembre 1923.

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