René Bizet et le roman d'aventures

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René Bizet et le roman d'aventures
Le Sang des rois.

L'an dernier, consacrant dans le « Journal » un article à l'auteur du Sang des Rois, M. Lucien Descaves écrivait : « Plus que tout autre, aujourd'hui, René Bizet est le Poète de l'Aventure. » Je ne crois pas qu'il soit possible de préciser plus heureusement l'originalité de cet exceptionnel artiste de lettres, de mieux marquer sa place privilégiée dans le roman contemporain, et d'indiquer aussi d'une phrase plus nette ce que le poète ajoute au romancier.



Depuis la guerre, il a été fait un usage immodéré de l'expression : « roman d'aventures ». Souvent trop pressée, ou manquant de place dans les colonnes des quotidiens qui vont au grand public, la critique qui ne contemple plus les œuvres longuement et avec amour, mais se débarrasse d'elles par métier, abuse des catégories. Et, comme elle n'a plus, à notre époque individualiste en diable, la ressource de classer les écrivains par écoles, elle prend sa revanche dans le domaine de l'artificiel ou de l'arbitraire en apposant au jugé les étiquettes de genres. Il est entendu, en principe, que le roman d'aventures englobe ce que l'on nommait hier roman d'action, roman merveilleux, roman policier, voire l'archaïque roman de cape et d'épée. D'unie façon générale, il suffit à l'œuvre romancée que l'imagination y «domine, l'emporte sur l'observation de la vie courante, sur l'analyse des caractères, sur les conflits d'idées, et que tout l'intérêt se concentre sur les mille acrobaties de l'intrigue, pour qu'elle soit cataloguée roman d'aventures. Et j'y souscris de bonne grâce.
Mais il faut bien prendre garde de vouer au léger discrédit qui grève cet ordre de productions les œuvres où l'imagination et l'action ne sont que des expédients artistes, propres à filer la psychologie ou la controverse et à renforcer l'influence de celles-ci sur la sensibilité ou la cérébralité du lecteur. Le roman d'aventures pur et simple, qui galope avec sauts d'obstacles, est un roman positif. Il calcule mathématiquement ses incidents, comme les frères Davenport, Robert Houdin, Dicksonn ou le docteur Geley combinèrent ou combinent leurs trucs.
Ses personnages sont les moyens de réaliser l'événement. L'autre roman, au contraire, ne considère l'événement que comme un moyen de réaliser ses personnages, d'exprimer leurs réactions. Il est moins sportif, mais plus littéraire. En somme, l'un table sur des états de choses, l'autre sur des états d'âmes, et il existe entre eux la même différence que, par exemple, au théâtre, entre Raffles ou Sherlock Holmes et le Paquebot Tenacity. Et ce n'est point forcer la subtilité que de prétendre que le premier joue de l'attente, — alors que le second fait appel au rêve.
Or, l'attente est bornée par le fait, tandis que le rêve est illimité, se prolonge au delà du fait.
Certes, l'attente n'est pas négligeable, et je nie laisse volontiers prendre à son angoisse autant et mieux qu'aucun autre, ayant vécu, pendant la guerre, des minutes. voire des heures lourdes où l'attente suspendait le rêve. Mais je ne conserve nulle fierté de ces moments où subsistait si peu de l'homme dans la bête aux aguets. La technique romanesque de l'atteinte * du fait est de qualité secondaire, donc quand même elle est servie par la virtuosité d'un Pierre Benoît, qui possède plus de démarqueurs que d'émules, Nous ne nous affinons en rien à la lecture de Kœnigsmark, et nous ne nous enrichirions pas plus à celle de L'Atlantide, n'était, dans ce dernier livre, la suggestion d'un excellent exotisme saharien. Les héros qui agissent sans exprimer tout ce qu'il existe en nous d'inexprimable ou à tout le moins d'inexprimé, sans nous associer à leurs "gestes par de profondes raisons de cœur et d'esprit qui nous révèlent à nous-mêmes, peuvent nous entraîner par surprise, mais nous deviennent bien vite étrangers. L'élan qu'ils nous communiquent tombe à plat dès la dernière ligne, comme fléchit le jarret au point d'orgue des pas redoublés dans les marches militaires. Il y a un automatisme littéraire. L'action multiplie d'un Alexandre Dumas, mécaniste magnifique, nous séduit par son rythme accéléré. Vues avec quelque recul, ses péripéties ne nous émeuvent guère plus qu'un défilé d'images d'Epinal, dont elles n'ont pas la naïveté. Et, soit dit en passant, — le roman d'aventures étant son fournisseur né, — le cinématographe dont René Bizet est un des plus brillants critiques, le ciné-enregistreur de gestes, clicheur de faits, qui nous imposa de prime abord son prestige visuel, est menacé d'une défaveur des foules, précisément des suites de son défaut d'expression ; parce que ?.'adaptation physiologique est ,accomplit et que maintenant, face à l'écran, la sensibilité et l'esprit critique reprennent leurs droits et veulent autre chose, — cette autre chose indiquée par Lilian Gish, Charlie Chaplin et, un peu, William Hart, des cerveaux et des coeurs derrière les gestes.
Résumons : le roman d'aventures, quand il n'est qu'un récit à chausse-trapes, aussi bien que le film exclusivement agi, bloque notre sensibilité. Le véritable roman d"aventures, tel que l'ont réalisé René Bizet, Pierre Mac Orlan, Louis Chadourne et l'Emile Zavie de Poutnick le Proscrit et de Sous les Murs de Bagdad, selon leur originalité respective, qui est affaire de tempérament et non de système, au lieu d'étriquer la sensibilité lui donne du champ. Il serait même plus exact de dire qu'entre les mains de ces jeunes maîtres ouvriers, le roman d'aventures est devenu le roman de l'Aventure.


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Peut-être parce que poète, M. René Bizet a rejoint la forme supérieure de ce roman. Il noue a donné l'œuvre par excellence dont les personnages types vont à l'aventure, c'est-à-dire, sans but défini, se livrant corps et âme au caprice de leur humeur, pour l'aventureuse volupté d'aller où que ce soit pourvu que les y appelle la chimère. Ses héros sont des nomades, dénues de tout magnétisme social, en quoi ils diffèrent, notamment, de ceux d'une Isabelle Eberhardt, qui, hantés d'un vague mysticisme, ne sont voués au nomadisme que par suite d'une névrose de race. Au contraire aussi de ceux de Hérédia, les individus conçus par M. René Bizet sont des aventuriers négatifs. Ils chérissent l'aventure pour elle-même. Leur ardente volonté n'est pas d'aller jusqu'à l'extrême limite de leur désir. Le désir meurt d'être satisfait. Leur ambition est plus démesurée : suivre leur rêve. Le rêve se renouvelle toujours, comme l'aube. Ce sont des oh a,soeurs d'irréel, d'éternels enfants nourris sans doute, au berceau, de contes de génies et de fées, de Golcondes et d'Eldorados, condamnés à vivre dans une atmosphère de légende, à créer et recréer sans cesse. l'illusion, à amplifier la magnificence du large et l'exaltation des terres fabuleuses, à courir sans répit les mers et les continents, nonchalants du but à atteindre., puisque toujours leur rêve se renouvelle par delà le but atteint. Des fous, alors ? — Non. ! Mais des êtres d'une sensibilité extraordinairement riche et susceptible, qui vivent avec une intensité décuple de celle du vulgaire, des êtres d'une inutilité et d'une inactualité logiques, des êtres exquis et dangereux, — exquis, parce qu'ils apportent dans leurs amitiés et leurs amours une ferveur sans égale, dangereux parce que, presque toujours déçus par le contact d'une réalité qu'ils ont vite fait que de trouver inférieure à leurs rêves, ils sont ces inconstants qui blessent malgré eux, des égoïstes d'une ingénuité redoutable comme les corsaires de l'Etoile Matutine, de Pierre Mac Orlan. §i, par hasard, il leur arrive d'être sociaux, comme cet enfant de l'Aventure aux Guitares, ce n'est point par sens social, mais par goût du mystère. Ce sont des monstres, oui, mais à la façon des sirènes.
Nous ne pouvons nous empêcher de les aimer pour tout ce qu'ils suggèrent et entretiennent de poésie et d'enthousiaste révolte contre la banalité. Sitôt connus, nous les portons en nous-mêmes, au secret, tous, ceux de la Sirène Hurle, de L'Aventure aux Guitares, d' Avez-vous vu dans Barcelone ? ceux encore qui chantent plaintivement Aux Oiseaux des Iles, parce qu'aux forçats des disciplines nécessaires que nous sommes, aux tâcherons exténués des besognes souvent sans art, ils montrent la, porte ouverte sur l'irréel, et nous persuadent que, pour nous évader de la grande misère quotidienne, il nous suffi rait de vouloir, à rencontre de la volonté de troupeau. Ils sont notre nostalgie. Disons mieux : ils sont notre liberté, car nous ne sommes libres que dans le rêve.


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Le petit prince du Sang des Rois — qui vient de paraître, — est de cette lignée chimérique. Et l'aventure nous semble même particulièrement significative dans ce roman des libertés brisées, qui pourrait n'être qu'un épisode de l'histoire européenne actuelle.
Né à la cour de Morénie enseigné pour régner par l'intransigeant Mirkeline, conseiller intime et maréchal du palais, qui ne conçoit d'autre régime que la monarchie, ce prince Jacques était voué, par raison d'Etat, à une existence artificielle où la courtisanerie ne lui devait offrir que des hommages, des amitiés et des amours frelatés. La Révolution assassine le roi son père, et le contraint à fuir avec sa mère, son jeune frère et Mirkeline. Fuite émouvante dramatique, qui donne l'impression violente d'une chose vue. Mais, tout à coup, passé la frontière de Tarélie, dès l'accueil au château de la comtesse Estrella,, voici qu'au drame succède toute la fraîcheur romanesque d'un conte d'amour et de fées une « Belle au Bois Dormant » où c'est la princesse qui réveille le prince. Jacques aime Irène, la fille jolie de son hôtesse, il l'aime d'une âme neuve et comme étonnée de tant de grâce pure. Et c'est une vie insoupçonnée. qu'il découvre. Que lui importe, désormais, qu'en Morénie triomphe la Révolution, ! Il trouve importun le zèle restaurateur de Mirkeline. Et, pour mieux 8e soustraire aux hardis desseins du conseiller, il enlève l'aimable fille et va couler avec file des jours de rêve et d'oubli sous le ciel d'Italie. Mais Mirkeline veille. En bon politique, il fait assassiner Irène, et fomente une contre-révolution, qui confie la régence à la reine-mère. Seul, désemparé, le prince Jacques revient à petites journées vers son pays. Au moment d'y pénétrer, il apprend qu'à nouveau la Révolution triomphe et que sa mère et son jeune frère sont prisonniers. Il pourrait- abdiquer pour toujours. Mais le sang des rois se réveille en lui, et bravement, simplement, il se livre à ses ennemis et subit le sort ordinaire aux princes, quand les révolutions triomphent, Rien ne saurait dire ce que M. René Bizet, dans cette aventure, si proche d'être historique, a, dépensé de dons de mystère, de sensibilité aiguë, avec quelle maîtrise il a su glisser dans les plus belles minutes réalisées la sourde inquiétude de l'irréalisable. Le récit a l'impeccable logique livresque des chroniques qui nous tiennent en haleine sans ruser.
Par une sorte d'instinctif défi porté à ce que j'ai nommé 1a. technique romanesque de l'attente, M. René Bizet nous prévient, dès le prologue, que la Révolution a tué ses héros. Il sait à merveille que c'est par d'autres moyens qu'il provoquera nos joies et nos souffrances les plus délicates, il le sait d'instinct, car je ne crois pas à la préméditation chez les romanciers de race. Il nous, envoûte, de page en page, par l'atmosphère sans cesse changeante de l'idylle et du draine, par l'analyse pénétrante de l'allégresse et de l'épouvante des âmes, par le relief des caractères épisodiques, enfin par la brève et saisissante notation des décors où s'émeuvent d'autres âmes cachées, — celles des choses. Oui, certes, M. Lucien Descaves a raison : René Bizet, plus que tout autre, est le Poète de l'Aventure. Et quelle écriture !
M. Edmond Jaloux a dit un jour, du style de M. René Bizet, qu'il ferait penser au gin, qui a l'apparence pure et glacée de l'eau, mais dont le goût a quelque chose d'infernal. Il n'y a rien de satanique dans l'expression du beau roman qui vient de paraître et où voisinent pourtant la tendresse et l'angoisse. Plutôt qu'au gin, je pense, ce soir, aux fontaines de Jouvence où sont avides de se retremper nos chimères blessées. Quoique je ne m'abandonne jamais sans ironie au souvenir d'Horace, je n'ai pu m'empêcher de murmurer, en refermant Le Sang des Rois, les souples vers à la source Sabine : "O Fons Blandusiae, splendidior vitro, — dulci digne mero, non sine floribus. » Et cette réminiscence, au fond, se justifie,. Car il vous souvient qu'à ces eaux de cristal, d'une fraîcheur éternelle, le poète lui-même mêlait un peu du sang des bêtes innocentes dont le couteau des sacrifices interrompait les libres amours.


Illustration du billet : portrait de René Bizet paru dans la presse en 1928. Pierre Guitet-Vauquelin



Floréal, 23 juin 1923.

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