Traversées (au temps des colonies)




PAUVRES BETES
Dans leur cale à l'air rare, à l'odeér fétide, elles étouffaient, stupides, flageollant sur leurs pattes. Plus robustes, les moutons des Hauts Plateaux aspiraient, toison contre toison, la fraîcheur humide qui ruisselait des manches d'air. Et puis, sans mouvement, philosophes, ils attendaient. On eût dit-qu'ils « savaient » qu'ils arriveraient au port. Et ils somnolaient, la tête mi-chavirée par le roulis, bercés par le sempiternel bruit des machines.
Mais les bœufs, les pauvres bœufs, mouraient l'un après l'autre. Un maquignon peu scrupuleux les avait entassés dans la cale, sans plus s'en soucier. Alors, à l'aide d'un treuil, on hissa les bêtes les plus malades.
Un passager, vétérinaire, venait les palper, leur ouvrir l'œil. Mais le regard restait terne, vitreux déjà. C'était trop tard; l'air du large venait souffleter leurs museaux, leur peau frissonnante et. glacée, sans pouvoir arriver à leurs poumons. Les bœufs râlaient ; à peine passaient-ils une langue sèche comme une feuille morte sur leurs babines salées par les embruns. Ils refusaient même de boire.
— C'est de la marchandise pour les poissons ! déclarait le gros vétérinaire.
En effet, plus d'un bœuf s'affaisait, masse molle, sur le pont. Alors, la grande main d'acier du treuil saisissait la bête morte ou moribonde encore ; la sinistre chaîne cliquetante s'enroulait comme un collier ; on tirait; l'animal montait, pattes inertes, comme vers le ciel des misérables bêtes ; un quart de cercle ; un instant, le bœuf se balançait au-dessus du gouffre ; et puis, le collier desserrait son étreinte ; l'animal tombait lourdement dans l'eau...
Un trou, vite, refermé dans le champ des vagues ; une tête, parfois, deux grands yeux effarés, et c'était tout. De nouveau, grinçait le. treuil s'inclinant sur les bêtes condamnées.

II MAL DE MER
— "Tu as, le, mal de mer, pauvre ! Songe, pour distraire ta pensée que paralyse l'idée fixe, pour oublier le bourdonnement de tes oreilles et tes nausées, et ton vertige, et ton supplice enfin ! Songe à des choses riantes, à la France que tu n'as pas vue depuis longtemps, aux vertes prairies, aux peupliers inclinant leur grâce sur quelque rivière, aux bonnes parties de pêche, aux... — Au diable ! Laisse-moi tranquille !
Et le patient, que ce fâcheux horripile, retourne à ses hoquets et à ses vomissements. D'ailleurs, comme n'est contagieux, voilà que le voisin officieux se sent, tout à coup, pris à son tour, de malaise et de nausées. Fraternels et silencieux, les deux passagers payent maintenant leur obole aux poissons.

III AMOURS D'UNE TRAVERSEE
- Tu l'as trouvée jolie, gracieuse, et selon ton désir. Elle te plaît ; tu ne lui déplais pas. Que veux-tu lui demander de plus, d'où elle vient? où elle- va ? ce qu'elle fait ? si son petit coeur est tout neuf, ou déjà plein de science ? Pourquoi faire ? Tu sais bien — elle aussi — que, compagnons de deux jours, vous vous quitterez sans regrets, à peine un souvenir, et encore !... Aujourd'hui, demain. et puis?
- Alors ? Alors, dis-lui, puisqu'aussi bien voici soir qui tombe, le tendre soir des amoureux et des baisers furtifs, dis-lui:
— Puisque la mer est bleue, et le soir, mauve, et que roses sont les côtes sardes que nous longeons (ne ménage, par les épithètes ; des baisers te les paieront), alors, mon amie, si vous le voulez, nous dormirons ce soir là-haut, l'un tout contre l'autre, mes yeux dans les étoiles de vos yeux. Et je saurai, madame, la douceur de vos lèvres, et vous, mon, amie inconnue, connaîtrez l'ardeur de mes caresses...
Et demain soir, après-demain peut-être, nous partions, madame, chacun de notre côté. vers notre destinée.

IV L'ENFANT MORT
Ce petit de trois mois râlait doucement sur les genoux de sa mère ; exsangue, pâli encore par le vent brutal, son visage n'avait, déjà plus de regard; cela meurt si doucement, un enfant de trois mois !
C'était sur le pont des quatrièmes ; les pauvres n'ont pas besoin de cabines ; et la souffrance des parents s'étalait devant les curieux. Sombre, le père, en grosses bottes de colon, arpentait le pont ; douloureuse, la mère se taisait, puisque le médecin du bord avait dit : « Il n'y a rien à faire. »
Autour d'eux, par respect, par pitié, mandolines, chansons, paroles mêmes, s'étaient tues... Un silence de chapelle, où passaient la rumeur des orgues du vent, la plainte des flots aux flancs du navire, le gémissement des machines dans la cale...
Mais des premières, arrivaient des airs pianotés par des dames aux doigts blancs, lourds de bagues. Alors, n'est-ce pas ? pourquoi ne pas reprendre, ici, les chansons et les mandolines... et les rires... et les bonnes histoires qui aident à passer le temps...
C'est à ce moment que l'enfant « passa », comme on dit aux veillées de chez nous. Et quand il eut passé », le père prit, sur les genoux de sa femme pleurante, le léger cadavre dans ses bras. Mon Dieu ! que cela pèse peu, aux bras d'un colon, un tout petit de trois mois, surtout quand l'âme n'y est plus.
Un mécanicien du bord, pitoyable, avait prêté sa cabine. Et les deux malheureux allèrent y cacher leur désespoir, et veiller leur petit enfant mort.

V DORTOIR IMPROVISE
Les cabines sont occupées ; trop de passagers : nous dormirons, — a dit le maître d'hôtel, — sur des matelas, dans la salle à manger des secondes. Mais d'en(illisible) jioueurs continuent leur poker. Enfin, ils consentent à partir. Chacun s'installe, qui, dans l'allée du milieu, qui sur les tables d'acajou, qui sur les banquettes de cuir...
Dans un coin. un prêtre commence à lire son bréviaire ; des bébés courent sur les matelas, joyeux de reposer ce soir hors d'un banal berceau ; le vieux Ramier dort déjà, les mains croisées sur son ventre, la bouche béante. Une jeune femme l'eniambe pour arriver à sa couchette. Passent des papas, agacés, leur progéniture au bras. Depuis le départ, ils promènent leur énervement parmi les passagers, envient ceux qui n'ont pas de femme malade, pas de gosses, et qui peuvent alier deviser gaîment sur les chaises-longues.
— Arrivera-t-on cette nuit. maître d'hôtel ?
De son accent marseillais, celui-ci répond, facétieux, prisant la galéjade, heureux lorsqu'il a découvert un passager bavard et prêt à la réplique.
Aux hublots, ouverts sur la nuit humide, je cherche à apercevoir Planier ; mais mes yeux s'écarquillent en vain. Je me recouche.
Maintenant, la ville flottante somnole... Discrètement, le prêtre a quitté sa soutane, la plip avec soin et, s'endort, sa barbe en éventail au-dessus de la couverture.
Mais je ne puis dormir ; tout près de moi, un marmot pleurniche et persiste, malgré les fessées paternelles, à réclamer son lit et sa chambre. Je me tourne et me retourne sans pouvoir dormir, Mieux vaut se lever.

VI CARTHAGE
Carthage ! Carthage ! j'avais vingt %ns lorsque je vous vis pour la première fois. Cela peut-il s'oublier? Pour la première fois sans doute, mon rêve ne m'avait pas trompé. Au fait, u'était-ce point vous. mon rêve qui, devant mes yeux et mon cœur éblouis, preniez forme et réalité ?
Je suis allé vers vous. Carthage, un soir doré de septembre, La mer qui avait porté vos trirèmes, mo portait à mon tour ver» "votre colline sacrée, promontoire où règne, depuis des sièçles. le plus prestigieux des Passés.
Nous longeâmes la çûte: des Tunisiens me désignaient, au passage, ces sites gracieux, pour moi alors inconnus : Douar-Chott; Salammbô, Le Kram, Kereddine... L'enchantement commençait ; il n'est pas près de finir.
Carthage, que célébra le divin Flaubert, je suis loin de vous ; et pourtant, jamais ma pensée n'a été si proche de votre somptueuse et nostalgique Beauté.
Ah ! Carthage la magnifique ! Carthage de mes vingt ans !


Aimé Dupuis

Floréal, 16 juin 1923.

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