Les oranges et l'étron sec (Ernest Vaughan)

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Les oranges et l'étron (1) sec
Fable

Un vaisseau d'oranges chargé
En pleine mer fut submergé.
Tout périt, excepté les oranges légères
Qui, seules restent au niveau
De l'eau,
Gagnèrent en flottant des rives étrangères.
En disant seules, je dis trop :
Un intrus par hasard se trouvait avec elles :
C'était un étron sec, qui, je ne sais comment,
S'était aventuré sur l'humide élément.
Les habitants du lieu qu'abordèrent nos belles,
Tout en les recueillant avec beaucoup de soin,
Leur demandaient par quels moyens étranges
Elles avaient pu venir de si loin.
L'étron, oublié dans un coin,
Crut le moment venu de chanter ses louanges.
Aussi leur cria-t-il : " En fruits intelligents,
"Tout aussi bien que vous, mieux même, ô bonnes gens !
"Nous nageons, nous autres oranges."

Je connais plus d'un vaniteux
Qui, dans un cas pareil, n'aurait pas trouvé mieux.


(1) Je prie le lecteur de me tenir compte du soin que j'apporte à éviter les gros mots.



Ernest Vaughan (1841-1929) était un drôle de gaillard. Successivement journaliste, patron de presse jusqu'en 1903 puis administrateur civil (notamment de l'hôpital des Quinze-Vingt) jusqu'en 1919, il est avec Zola et Clemenceau le co-responsable de la publication de J'accuse ! dans L'Aurore qu'il dirigeait alors.
Fils d'ouvriers, Ernest Vaughan adhéra à l'Internationale en 1867 après avoir débuté comme apprenti. Dans sa vingtaine, il dirigeait déjà des usines à Rouen où il appliqua la doctrine proudhonienne et fut, dit-on, un directeur original. Et on ne peine curieusement pas à le croire.
Communard à trente ans, il vécut son exil à Bruxelles et, de retour à Paris, s'engagea dans la cohorte des journalistes. Il collabora à l'Intransigeant qu'il quitta durant l'Affaire pour fonder L'Aurore au sein duquel on sait qu'il commit avec Zola et Clemenceau le plus grand geste du journalisme français.
On notera à la lecture de ses vers de jeunesse, que le gaillard n'aura jamais manqué d'audace, ni d'humour dès lors qu'il s'agissait de bousculer le bourgeois.
Nous donnons pour conclure son bouquet final, qui n'en manque pas.


Épilogue

(épigraphe) Et des tiennes, tu sais ce que j'en saurai faire
Molière


Critiques constipés qui censurez mon livre,
Et, d'un air de dégoût froissant chaque feuillet,
Prétendez qu'il n'a pas la senteur de l’œillet,
Et qu'il est, tout au plus, bon à vendre à la livre,

Le public, avec moi, gaiment se moquera
De vous, de vos gros yeux à la croque-mitaine,
Puis nous vous renverrons au vers de la Fontaine :
"Mais tournez-vous, de grâce, et l'on vous répondra."

Je veux vous enseigner, - ai-je l'âme assez bonne ? -
L'emploi du blanc papier qu'enrichissent mes vers ;
Il vaut cent fois celui des organes divers
Auxquels l'homme insensé de plus en plus s'abonne.

Allez trouver Fleurant, peignez-lui votre mal,
Parlez-lui du dépôt que vous ne pouvez rendre,
Bien que vous ayez su depuis longtemps comprendre
Que l'engrais le meilleurs est l'engrais animal.

Il verra votre peinte, et sa main impeccable,
Moyennant quelques francs, au don d'un flacon nain,
Versera pour deux sous d'un remède bénin
Qui saura mettre un terme au mal qui vous accable.

Dans n'importe quel lieu, dès que vous l'aurez bu,
Rendez-vous, si pourtant le besoin vous y pousse.
Là, délicatement, de l'index et du pouce,
Lacérez mon recueil, et j'atteindrai mon but.

Car vous la sentirez, ma vertu souveraine,
Et vous voudrez alors m'élever des autels ;
Calme, j'accueillerai votre encens, ô mortels !
En conservant des dieux la majesté sereine.

Enfin, libres d'esprit et légers d'abdomen,
Devant mes vers, honteux d'avoir pu les proscrire,
Vous irez au libraire et vous ferez inscrire
Pour un autre exemplaire ou pour plusieurs. - Amen !



Ernest Vaughan Du neuf et du vieux, contes et mélanges. Première série. Étrennes aux délicats. - Rouen, impr. de D. Brière et fils, 1866


L'illustration du billet est issue des ''Joyeusetés de Frère Jean'' que nous empruntons au blog d'Olivier Bogros.


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