L'abruti, homme du monde

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L'abruti, homme du monde



C'est un petit garçon joyeux et laid. Il croit avoir des créanciers et n'a que des débiteurs. Il croit être élégant et sert au boulevard de caricature ambulante. Il croit vive et bâille.
Entre le potage et le poisson il offre sa soeur à tous ses camarades. Mais il ne faut pas dire du mal de Maria !
Ce jeune drôle ne peut donner à sa princesse que deux mille francs par mois : aussi la princesse est-elle obligée - pour vivre décemment - de supporter un odieux baron westphalien. Lui - pour ne pas compromettre la position de sa bien aimée - la voit une fois par trimestre - lorsqu'elle n'est pas indisposée.
Dans la vie de tout individu il faut un épisode marquant : Le voici tel qu'il se passe pour lui.
Vers le mois de janvier, le théâtre où Maria paye un engagement donne une Revue. Dans cette exhibition de femmes, Maria doit jouer le rôle de la Queue Traînante. A force de larmes et de prières elle parvient à se faire rogner la queue traînante jusqu'à hauteur des genoux.
Enhardie par cette concession elle pense - non sans raison - que le bout de queue, pareil à celui qu'on laisse au bull-dogs pourrait être supprimé tout à fait et remplacé avec avantage par un simple maillot rose. Alarmée de cette idée financière, elle se présente chez le directeur, chez les auteurs, chez le régisseur, chez le garçon d'accessoires, menaçant, si on refuse, d'accepter un titre de sociétaire à la Comédie-Française.
On refuse sans même avoir la délicatesse de convoquer en assemblée extraordinaire les actionnaires du théâtre.
Plus rapide et surtout plus salissant qu'un char de fées, le coupé de Binder vole jusqu'à la porte du baron, lequel répond avec l'accent d'un cacatoës qui ferait l'imitation du baron de Nucingen :
- Pauvre petite ! Elle ne pourra donc pas se déshabiller tout à fait ? C'est dommage, ça lui va bien.
Alors Maria remonte dans le coupé qui s'arrête devant le café Riche.
Notre jeune homme accourt à la portière, non sans avoir préalablement fait remarquer à différents joueurs de dominos à quel point l'équipage est pourri de chic.
Le coupé roule pour la troisième fois, avec ce bruit si bien imité par les machinistes au moyen d'une bûche, et dépose le jeune homme à la porte du farouche directeur - très absorbé pour le moment, car la pièce étant terminée il se demande à qui il pourra bien la faire écrire.
Le jeune homme, en qualité de protecteur des arts et d'ami de Mlle Maria, expose le désir qu'a cette artistes de voir retrancher quelques lignes à sa jupe - consentant en échange à ajouter plusieurs lignes à son rôle.
Le directeur fronce son sourcil olympien et s'écrire sans bienveillance :
- Toutes ces grues-là sont de vrais coulissiers. Elle ont la rage de jouer à découvert !
- Pardon, monsieur, Maria n'est pas une grue, c'est une femme très comme il faut. Pourquoi ne supprimez-vous pas sa jupe ?
- Voyons... j'ai assez fait pour elle... la jupe ne descend plus qu'au genou.
- Mais, monsieur, le haut de la jambe... Elle a le haut de la jambe très bien.
- Pas si bien que ça.
- Mais, monsieur...
- Je ne la connais peut-être pas aussi bien que vous ! Je vous prie, finissons-en... je suis très occupé... la pièce n'est pas écrite.
Le jeune homme désirant arranger les choses tire son chapeau et répond avec un sourire gracieux :
- Monsieur, je vous rendrais volontiers ce service...
Ici le directeur ne peut réprimer l'exclamation de crétin !
Cartes échangées. Sur le terrain le jeune homme serre la main de son adversaire en disant :
- Je n'ai pas besoin de réparation. Vous m'avez appelé crétin, c'est vrai, mais vous n'avez pas insulté Maria !


Hector de Callias Les Mirages parisiens. - (Paris), (s.n.), 1867, p.26-31.

Voir aussi : "l'abruti, homme de lettres"

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