Pour faire suite à la journée Paul Lacroix qui a eu lieu ce printemps à la bibliothèque de l'Arsenal, voici une lettre dudit Bibliophile Jacob en plein exercice d'exagération, de fadaises, d'entrisme et de dénigrement mensonnger. Rien de bien moral, mais une friandise encore délicieuse à la lecture, pour peu qu'on ait l'esprit tourné dans le bon sens, et une missive sans doute plein d'enseignements sur la vie des livres.
Songez, petits scarabées, que les "libraires" casseurs de recueils de gravures existent toujours. Pas de noms, pas de noms, mais une pressante intention de vous voir vérifier ce que vous achetez cet été...Boycottons les casseurs.
Cette XXXIIe lettre issue des Cent et une Lettres bibliographiques à M. l'administrateur général de la Bibliothèque nationale (Paris, Paulin, 1849-1850) date du 6 novembre 1849. Il vus sera parlé de ce recueil étonnant dans les actes de la journée Lacroix qui paraîtront sans doute en 2016.
Monsieur l'Administrateur général,
Ce n'est rien que de vous avoir déjà envoyé un volume des Essais historiques de Sàint-Foix : comme il y a bien dix éditions de cet ouvrage, il y a sans doute plus de dix volumes qui se promènent hors de la Bibliothèque. En voici toujours un, pour attendre les autres.
Essais historiques de Monsieur de Saint-Foix, troisième partie. Londres et Paris, Duchesne, 1757, in-12, relié en maroquin rouge, aux armes du roi; timbre de la Bibliothèque Royale, L. 2048.
A 2.
Ce volume appartient à une édition différente de celle qui avait perdu au moins un de ses volumes que j'ai retrouvé. Ce ne sera pas le dernier que je découvrirai sans doute dans les catacombes des ouvrages incomplets, mortels asiles ouverts aux livres orphelins, veufs, malades ou invalides. Ah ! Monsieur l'Administrateur général, si vous saviez combien de volumes égarés de la Bibliothèque du Roi sont venus depuis un siècle tomber et disparaître dans cet hospice qui devient pour eux tôt ou tard une caverne d'équarrissage et un sépulcre muet ! Il est certain, par exemple, que vingt ou trente volumes, empruntés à vos nombreux exemplaires des Essais historiques sur Paris, ont été successivement engloutis dans cette espèce de.gouffre sans fond et sans écho, où roulent sans cesse les débris errants et les ombres plaintives des Bibliothèques. Trente volumes des Essais de Saint-Foix ! allez-vous, sans doute, vous écrier. — Oui, Monsieur l'Administrateur général, trente au moins, dont la reliure a fourni des empeignes à vos souliers, et le papier imprimé de la pâte à faire les cartes de votre grand jeu du catalogue de la Bibliothèque. Et encore, dans ces trente volumes, je ne compte pas ceux des Nouveaux essais historiques sur Pa,ris, qui font suite au recueil de Saint-Foix, et qui ont pour père anonyme un autre chevalier, Alexis-Jacques Ducoudray, ancien mousquetaire gris, gouverneur du pays des Andelys, auteur d'une foule de compilations et de productions en tous genres, et pourtant (les biographies ne le disent pas, pour l'honneur des lettres) mort à l'Hôtel-Dieu de Paris, le samedi 7 février 1789, et enterré le lendemain à la paroisse de Saint-Pierre-aux-Boeufs. lien est des iivres comme de leurs auteurs : aucuns meurent à l'Hôtel-Dieu et sont inhumés dans la fosse commune. Pauvres auteurs ! Pauvres livres !
Pourquoi vous cacher le déplorable sort de la plupart des volumes dépareillés qui vous manquent? Us sont devenus ce quelque chose sans nom que fait la destruction des livres. De profundis ad te clamavi, Domine. Eh ! que voulez-vous que devienne un volume isolé, véritable caput mortuum, que le hasard aveugle et sourd jette, au sortir d'un obscur encan, soif dans le sac d'un marchand de ferrailles, soit dans une boîte de bouquiniste, soit au milieu du vieux papier à vendre à la livre ? N'avez-vous pas rencontré quelqu'un de vos plus brillants camarades dé collège, déclassé, dépaysé, dégradé par les événements ou par sa propre faute, couvert de haillons, végétant dans l'indigence et ne pouvant plus s'élever au-dessus de la sphère du cabaret. Telle a été, telle est la destinée de bien des livrés qui ont brillé, autrefois à la Bibliothèque du Roi, et qui, après avoir oublié leur ancien éclat dans la poussière,; la crasse et l'humidité, périssent misérablement sous le couteau de l'équarrisseur comme les vieux chevaux à l'abattoir de Montfaucon. Il y a dans Paris certaines officines où l'on ne fait nuit et jour qu'abattre des livres ; on opère d'abord le triage, on met à part ceux que leur bonne mine recommande le plus ; on essaye encore de revendre les meilleurs aux bouquinistes, aux libraires, aux amateurs, qui vont chercher fortune dans cette espèce de regratterie biblique. C'est là qu'on trouve de .quoi compléter les ouvrages et réparer les livres : le volume dépareillé reprend valeur, en se réunissant à un corps, d'ouvrage qu'il complète ; le volume taché, déchiré, éreinté sert du moins à la restauration d'un volume analogue; qui, mieux conservé, est plus imparfait, ici, c'est un titre qu'on remplace, là une page, un cahier qu'on ajoute quelquefois une carte, une figure, un portrait. Vous ne sauriez croire ce que les collections de portraits ont pris dans les livres depuis trois siècles et naturellement dans ceux de la Bibliothèque du Roi ? Et les titres de livres, Monsieur, c'est une malédiction! Tant de causes diverses ont dépouillé de leurs titres une multitude de bons livres, qui n'ont pas d'autre imperfection que celle-là, assez indifférente au point de vue de l'usage du volume, et pourtant si grave, si peu tolérable aux yeux du bibliophile. Vous comprendrez donc qu'on entasse des titres de livres, comme une marchandise et même, comme une curiosité. Les savants Debure frères (Arcades ambo), anciens libraires de la Bibliothèque du Roi, n'àvaient-ils pas rassemblé 50 à 60,000 titres de livres, la plupart avec vignettes ou ornements gravés en bois ou en cuivre? Votre honorable, collègue d'Institut, M. Libri, n'a jamais; pensé à faire une collection de cette espèce, et cependant on aurait découvert, chez lui, dik-on (ce n'est pas vous qui le dites), un carton rempli de ces titres de livres, tout chargés dîestampilles suspectes, lavées, grattées, effacées ou encore intactes. Ces titres de livres, à ce quMl parait, s'envolent de je ne sais quel antre sibyllin, et s'introduisent partout, à traversles serrures elles scellés. Fermons bien nos fenêtres et nos portes, Monsieur, et prions Dieu que le diable ne vienne pas chez nous faire des siennes sous la forme d'un fitre de livre au timbre de la Bibliothèque de Lyon ou de celle de Montpellier. Un pareil titre de livre, c'est un corps de délit, c'est la tache de sang, c'est le cadavre delà victime. On n'aurait qu'à glisser ce titre-là dans nos poches : nous serions sur-le-champ accusés et convaincus d'avoir volé vingt ou trente in-folios dans une Bibliothèque publique ! Horresco referens, Monsieur le professeur.
J'en reviens à l'histoire aventureuse et tragique de vos livres dépareillés : quand ils n'ont pas été sauvés par la pitié du bibliopole ou du bibliognoste (langue de l'abbé Rive, de purpuracée mémoire); quand un mois d'étalage ne lésa point fait rentrer dans le monde de la librairie, ils sont définitivement condamnés : le bourreau, l'épicier (ce n'est pas vous qui auriez cet affreux courage), saisit d'une main le volume béant, et de l'autre il s'arme de son coutelas ; il attaque les fils de la reliure, détache délicatement l'endossage, écorche le maroquin, le veau ou la basane, qui recouvrent le carton, puis il divise en trois tas les produits de son opération féroce : la peau, le carton et le papier. Tout cela se vend et se transforme sous les mains de l'industrie, tout cela profite à quelque chose et à quelqu'un. Mais vos livres, ainsi décarcassés et débités, ne sont plus bons qu'à faire des cartonnages, des cornets de bonbons ou des boites de pilules. Je voudrais pouvoir vous dorer celle-là. A propos de dorure, la tranche de vos livres en vieux maroquin rouge étant souvent dorée, on la brûle pour en extraire l'or qui, sous le dernier règne, brodait les habits des pairs de France. Voilà, Monsieur l'Administrateur général, ce qu'on a fait de quelques milliers de volumes qui manqueront à la Bibliothèque Nationale jusqu'au jugement dernier de vos regrettés prédécesseurs.
Descendez dans les profondeurs des rues Saint-Jacques et de la Harpe, pour pénétrer le mystère de la boucherie des livres ; hasardez-vous.dans là pénombre éternelle de la rue Serpente, et, comme Jérémie, pleurant sur la ruine prochaine de Solyme, répandez toutes vos fleurs de rhétorique (manibus date lilia pleins) sur ces infortunés volumes qui vous demandent grâce. Mais puisque vous êtes dansle voisinage de la rue Percée, souvènez-vous de vos 4,248 ouvrages incomplets (en 1834), et de leurs 11,530 volumes manquant ; visitez le magasin de Lecureux, qui s'est fait, pour ainsi dire, le rebouteur de la librairie, et qui ne vend guère que dès livres dépareillés ; demandez-lui de se consacrer à une oeuvre pie, que j'aimerais avoir imprimée dans vos oeuvres complètes : il s'agit de compléter ces 4,248 ouvrages incomplets; il s'agit de remettre en bon état ces dix ou quinze mille volumes imparfaits qui déshonorent la Bibliothèque Nationale, Que si vous prenez sous votre bonnet de docteur cette sage mesure d'administration, ne négligez pas de la rendre efficace pour l'avenir, en la corroborant d'une autre mesure non moins urgente et dès lors indispensable : supprimez le prêt des livres au dehors, exigez de votre public certaines garanties de notoriété civile, sinon scientifique et littéraire. Quant au Catalogue des imprimés de la Bibliothèque Nationale, quant à ce glorieux monument de bibliographie universelle, qui n'attend plus qu'un architecte (peut-être votre humble serviteur), je vous répéterai, en dépit des perfides conseils du trahit sua quemque voluptas : « Faites des traductions de Plaute, faites des éditions de Tacite et de Catulle, faites des Conjurations d'Etienne Marcel. » Maître André, qui a mis en tragédie le Tremblement de terre de Lisbonne, aurait dû s'en tenir à ses perruques.
Agréez, etc.
Paul Lacroix (Bibliophile Jacob)