Les repas de Léon Vérane

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Parmi les personnages importants du siècle dernier, il en est un qui n'est pas assez mis en évidence : Léon Vérane (1886-1954), beau poète gourmet, animateur des Facettes, plaque tournante de Provence et membre majeur des Fantaisistes. On nous a bien instruit des Cahiers du Sud, c'est parfait, maintenant concentrons-nous un peu sur Les Facettes et sur le biographe de Germain Nouveau.




Toulon, les Facettes et Léon Vérane

Il faut sans doute se dépêcher de venir en Provence. Certaines beautés provençales sont menacées ou atteintes. Les vrais Aixois et les Aixois d'adoption (les premiers ne chérissent pas toujours les seconds) vous diront qu'Aix va « perdre son caractère ». On y a en effet cosntruit un casino hideux et déjà mélanolique. Mais par contre, voici un bon hôtel, qui ne pleure pas le pipi de rat ou de commis-voyageur. A Aix, Marcel Provence se promène vétu comm un berger des santons de Noël; à la Méjanes (bibliothèque), Edouard Aude vous conduit avec une brusque gentillesse devant le buste du Marquis (par) le plus beau fantôme d'un type de Français à peu près disparu.
Lorsqu'on arrive à Toulon, Vérane nous vante le vin de Malgue, cru local. La vigne qui donne ce vin pousse dans un terrain schisteux et sur lequel se jette le vent de mer. Il s'agit d'un vin blanc sec, mais à goût de fleur. On nous en a beaucoup parlé, mais l'on n'en boit, paraît-il, que « dans les familles.
Léon Vérane est un poète fantaisiste. Il dirige depuis près de quinze ans une jolie petite revue, Les Facettes, où nous croyons que ne paraît jamais une ligne de prose. D'ailleurs, Vérane parle en vers, écrit en vers. Lorsqu'il est mécontent, il se fâche en vers et rédige douze épigrammes vengeresses. Lorsqu'il est heureux, des chansons à boire. Il n'écrit jamais d'élégies : lorsqu'il est triste, il se tait.
On pour(r)ait citer dix poètes, à l'heure actuelle, qui ignorent Lamartine (et même Millevoye), mais qui savent par coeur les pièces ravissantes des poètes-buveurs du temps de Louis XIll. Vérane a pour amis Vion d'Alibray et Maynard, Cottelet, Tristan, Théophile. Il pense à eu lorsqu'il écrit à ses amis vivants : Carco, Derême (autre Tristan), Muselli et Albert Marchon que vous connaîtrez demain. Il va publier Le Promenoir des Amis. Nous n'étions pas son ami, mais nous venons de passer quelques semaines avec lui : nous le somes devenu.
Il y a. à Toulon, un garçon de quarante ans qui passe ses journées dans une salle de l'Hôtel-de-Ville, où il s'agit de s'intéresser l'état civil de son prochain ; mais ce garçon ne .s'intéresse qu'à la poésie. Ajoutons que la poésie est pour lui le moyen de donner une forme plastique à ses plaisirs : l'amour, la chasse, les promenades, les bonnes choses qui ornent la fable de la salle à manger. Nous vîmes (et dégustâmes) chez Vérane. un aïoli qui occupait douze plats devant nos assiettes et qui rend, paraît-il, Eugène Montfort éloquent. Vérane nous a longuement parlé d'un civet qui est composé mi-partie d'écureuil et mi-partie de lapin de garenne, et d'un "stocofi à la génoise", qu'on lie avec des noix fraiches. Il rêve de retourner chez une dame où l'on accommode un certain poisson d'une certaine manière ; mais cette dame ne le réinvite point.
Toulon n'est pas seulement une ville de marins. Oui, Les Petites Alliées et Consolata. fille du Soleil. Mais il faudrait que Léon Vérane nous dépeignît, un jour le Toulon des civils, et. cette admirable campagne, derrière la ville, vers les Maures, dont Jean Aicard a maçonné d'insupportables parodies. Il y a entre les fumeries d'opium de Tamaris et les chasseurs de casquettes de Tarascon une Provence à la fois gaie et noble, famillière et sérieuse, dont les provençaux (gens discrets) ne nous ont jamais parlé. Pourquoi une montagne comme le Coudon n'est-elle pas célèbre ? Il est vrai, que, à défaut de Poussin, Othon Friesz vient de faire son portrait, au Salon d'Automne. Pourquoi va-t-on pas au Bruse, où l'on vous sert des langoustes flambées au rhum, et qui est un petit port où Ulysse aborde le soir, pour apprendre que Giraudoux a retrouvé Elpénor ?...
Va-t-on abîmer Toulon ? Il s'agit d'y installer un port marchand et d'élargir la vieille Darse, où Claude Lorrain eût reconnu ses rêves. On veut aussi « dégager » l'Hôtel-de-Ville et refaire autour des cariatides de Puget une façade nouvelle, grandiose : un sinistre « projet d'Ecole ». En attendant, le café de la Rade veste un endroit délicieux, l'un de ces endroits de France qui, d'abord, paraissent tout à fait simples, presque ordinaires, mais qui bientôt, vous plaisent et vous retiennent à peu près comme un vers de Racine. A trois mètres de vous, la mer bat à fleur de quai ; plus loin, de qrand caps s'élancent dans la lumière et des personnages fantasques passent et repassent : des demoiselle brunes et musclées, des retraités aux joues soigneusement enveloppées de lichen, le chanteur hémiplégique, le pâtissier maigre qui a été pétomane et qui rend des brioches en riant. Parfois l'un des trois cuirassés de l'escadre (si diminuée !) fait un lâcher de matelots : ils s'abattent sur le quai, cols battants, pour gagner (dit-on) ce quartier réservé qu'un préfet maritime pudibond a privé de tout caractère, mais où il y a Christinel traiteur.
On peut égaler, à Christinel. « le Grand Cerf » à côté des abattoirs. Les endroits où l'on mange bien, à Toulon, sont drôlement placés, et assez secrètement. Mais le secret ne durera pas si Vérane le chante, entre une promenade pastorale sous les figuiers du Gapeau et quelque chassa aux champignons : l'oreillette, l'agaric ou le coulomelle. qui croit au pied des pinss-pignons.

Jean-Louis Vaudoyer


Les Nouvelles littéraires, 19 avril 1924.


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Vérane par Henri Olive-Tamari (1898-1980).


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