Bergerat, grand homme

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Emile BERGERAT (1845-13 octobre 1923), romancier, auteur de pièces sans succès réunies sous le titre Ours et fours, chroniqueur sous le pseudonyme de Caliban, membre de l'académie Goncourt depuis le 21 mai 1919. Ses obsèques ont eu lieu le 16 octobre, en l'église Saint-Pierre de Neuilly. Il restera de lui trois néologismes : « tripatouillage », « cabotin-ville » et « soireux », et des chroniques. Le Journal fut le tremplin qui le lança en pleine célébrité, écrit M. Robert de Fiers dans Le Figaro (14 octobre 1923)." (Romans-Revue, 15 décembre 1923)



Emile Bergerat

Emile Bergerat est mort hier matin à l'heure où paraissent les premiers journaux - ces journaux dont il fut, pendant un demi-siècle, l'un des champions les plus étourdissants. Il vivait, depuis longtemps, dans son petit appartement de Neuilly, philosophe railleur, escrimeur impénitent du mot de la. fin, causeur paradoxal, encyclopédiste de l'esprit français, près de ce Paris qui l'avait injustement oublié.
Emile Bergerat était né sous le règne de Louis-Philippe, en 1845, tandis que l'on recevait Sainte-Beuve à l'Académie française, que Victor Hugo était nommé pair de France, que le maréchal Soult devenait président du Conseil et que le général Tom-Pouce débutait sur la scène du Vaudeville, à la grande joie de Théophile Gautier qui n'hésitait pas à se baisser pour le saluer de son feuilleton dramatique.
Que ces événements nous semblent lointains ! Cependant. celui dont ils entourèrent la naissance, lors de notre vingtième armée, dépensait encore quotidiennement, dans la presse, sa jeunesse combattive. Chaque soir, vers cinq heures, au café Julien, il tenait, ses assises, enlouré de vétérans et de nouveaux venus. L'on récitait là, devant divers apéritifs, de l'Hugo, du Baudelaire, du Banville. L'on s'enivrait de beaux vers. L'on s'égayait de quatrains vengeurs et, sans méchanceté, l'on écharpait son prochain, pourvu que ce fût un confrère. Modes désuètes, mœurs surannées, réunions dont les invités sont aujourd'hui, pour la plupart, disparus et qu'il faut évoquer avec les costumes de l'époque pour leur conserver leur vraisemblance. Bergerat était l'âme bonne fille, rageuse et cordiale de ces petites assemblées improvisées qu'on appelait alors « les Académies de bière ». II conseillait l'un, rudoyait l'autre, déclarait qu'Henri de Bornier était un bandit parce qu'il négligeait la consonne d'appui, sortait de sa poche pèle-mêle des revues, des journaux, de vieux petits livres et les propos s'envolaient libres, cinglants, moqueurs ou furieux, toujours désintéressés dans la fumée des pipes qui n'étaient pas encore anglaises et des cigarettes qui commençaient seulement d'être blondes. Quand nous admirions la fougue et l'allégresse de Bergerat, il nous répondait : « Mais, mes pauvres enfants, je ne suis pas assez célèbre pour avoir la permission d'être vieux. » C'est peut-être pour cette raison-là qu'il ne vieillit jamais tout à fait. Il ne souhaitait point, d'ailleurs, une excessive longévité. Il déclarait qu'il serait satisfait s'il mourait octogénaire. Et il nous quitte à 78 ans, s'étant approché du but qu'il s'était proposé, mais ne l'ayant pas atteint. C'est l'image de toute son existence - je dirais que c'en est le symbole si je ne craignais de mettre en fureur sa nouvelle ombre. Emile Bergerat, sans cesse, a frôlé la gloire jamais il n'a pu la saisir. Il s'en tirait en disant que c'est une grisette. C'est tout à la fois l'amertume et la grâce de la destinée de celui qui faillit être un jeune maître et qui dut se contenter d'être un vieil élève.
Ses débuts, cependant, avaient été d'une singulière précocité. Il fut en même temps refusé à la Sorbonne et reçu à la Comédie-Française. Après tout, Molière n'était pas bachelier ! Un an plus tôt, il avait porté une comédie en cinq actes à Francisque Sarcey, qui lui avait dit avec sa redoutable bonhomie « Mon jeune ami, fourrez-moi ça dans un grand tiroir, et mettez beaucoup de livres par-dessus. » Le petit ouvrage qui allait avoir les honneurs de la rampe s'appelait Une Amie. C'était un acte en vers, en vers que Bergerat eût sans doute reniés par la suite, car il y fait rimer sagesse avec laisse. On y voyait un duc tromper une marquise et la marquise pardonner au duc. Ce sont des personnages qui s'imposent tout naturellement à un jeune homme, surtout lorsqu'il a des convictions révolutionnaires. Le succès fut aimable. C'est sans doute la seule joie que Bergerat ait connue au théâtre. Il y donna plus de vingt pièces parmi lesquelles quelques-unes arrivèrent au seuil du triomphe et ne le franchirent point. Il y a, néanmoins, dans Le Nom, une situation audacieuse et belle. Le Capitaine Blomet est une petite aventure « second Empire » dont la grivoiserie sur. fond d'uniformes est fort piquante. Manon Roland contient des tirades émouvantes et Plus que reine est un drame historique auquel le public, cette fois, accorda deux cents représentations, bien que le nez en l'air de Coquelin aîné ne fût point du tout celui que nous avions l'habitude de prêter à Napoléon. Mais c'est dans le Capitaine Fracasse, qu'il avait tiré du roman fameux de Théophile Gautier, que Bergerat avait placé son meilleur espoir. Antoine donna cette transposition picaresque à l'Odéon dès les premiers jours de sa direction. Ce fut un échec. La lutte entre Vallonbreuse et Sigognac parut monotone. Et. pourtant combien de vers joyeux, vibrants, irrésistibles, illuminèrent le cabaret fameux du « Radis couronné ». Peine et richesse perdues. La Râpée, Tordgueule, Piedgris et Bringuenarille durent bientôt reporter au magasin de costumes leurs défroques inutiles. C'est que dans son théâtre, malgré une énorme dépense de talent qui aurait pu suffire à alimenter vingt succès, Bergerat a toujours négligé les exigences de l'art qu'il aimait entre tous : la clarté du scénario, la logique des caractères, la progression des scènes, le jeu des préparations. Il avait tous les dons. Il lui manqua les qualités. Jules Lemaitre écrivait « Bergerat a une force en lui d'où sortira quelque jour une œuvre vraiment belle. Nous l'attendons. » On l'attendit toujours.
Mais Emile Bergerat - et ce fut son malheur - mit toujours ses échecs au compte de la sottise du public, de la malveillance de la critique et de l'infamie des directeurs. A chaque insuccès, il se redressait de toute sa hauteur - qui n'était pas médiocre - et partait en guerre. II y était, à vrai dire, merveilleux de fougue, d'entrain, de verte colère. Jamais on ne grogna de si bonne humeur. Pendant trente ans, tour à tour, la Comédie-Française, l'Odéon, le Vaudeville, le Gymnase, Emile Perrin, Raymond Deslandes, Victor Koning eurent à subir de rudes algarades, mais c'est Porel qui fut son adversaire préféré. Le Capitaine Fracasse fut la cause du litige. Le directeur de l'Odéon s'était d'abord enthousiasmé à la lecture des trois premiers actes, avec cette petite réserve qu'il eût peut-être mieux valu que la pièce ne fût pas en vers. Bergerat dégringola du haut de l'Olympe, mais se retrouva sur ses pieds et entama une lutte sans merci contre son briseur de lyre. C'est au cours de cette campagne retentissante que Bergerat lança un mot fameux et qui devait faire fortune, lorsqu'il s'écria « Je vous défends, Monsieur, de tripatouiller ma pièce. »
Tripatouiller, tripatouilleur; tripatouillage. La langue courante, venait de faire une bonne acquisition. Aujourd'hui, celui qui vient de nous quitter n'aurait pas lieu de s'abandonner à ces fureurs sacrées. En effet, les directeurs de théâtre ne tripatouillent plus les pièces des autres, ils font les leurs et ce sont les auteurs qui les tripatouillent ensuite. Juste retour des choses du théâtre d'ici-bas. Aussi bien, n'est-ce pas au théâtre qu'Emile Bergerat a montré toute sa meure. Celui qui ne fut qu'un auteur dramatique, souvent remarquable, mais toujours incomplet, atteignit à la maîtrise, dans un genre auquel il contribua, à donner ses lettres de noblesse. Bergerat connut la chronique, timide, bégayante et sans situation sociale. Il nous la rendit brillante, parée, vigoureuse, toute prête à être reçue dans le petit salon de la littérature. A la scène, comme il le disait en souriant, car il aimait les jeux de mots. il avait toujours vécu « au four le four ». Le journal fut le tremplin qui le lança en pleine célébrité. L'on se disputa ses articles et c'est une fierté pour nous que les plus sonores et la plus éclatants d'entre eux aient, pendant vingt années, paru dans le Figaro. Articles incomparables, de brio, d'imprévu, de verve jaillissante. L'anecdote s'y mêle à l'idée générale. La boutade voisine avec le précepte moral, l'hypothèse fantaisiste avec le souvenir personnel et c'est charmant et si ce n'est pas toute la France, c'est tout à fait Paris. Bergerat aime la blague, mais pour la mettre au service d'une cause choisie. Il aime le coq-à-l'âne, mais le coq-à-l'âne de la pensée : le paradoxe, mais celui qui est une vérité trop jeune pour oser sortir sans déguisement. Il a le goût du risque. Il adore se battre pour un beau livre ou pour un beau vers, fût-il de lui, seulement il préfère, se battre contre quelqu'un. Il n'hésite pas à pourfendre les moulins à vent, mais à condition qu'ils soient habités. Ses estocades sont rudes, mais jamais mortelles. Il brandit volontiers l'épée, tout en conservant son béret de lapin. Il ne fait que des carnages d'atelier, mais d'atelier ù on fait de bonne peinture. Il y a en lui du Schaunard lorsqu'il plaisante et du Giboyer lorsqu'il réfléchit. Comme eux, de temps en il lui arrive d'avoir des accès d'émotion qui, en 1914, s'élevèrent à l'émotion patriotique.
L'on dira de lui, dès demain, qu'il fut l'esprit du boulevard. L'éloge est trop modeste. Il convient de le hausser. Il fut l'esprit du boulevard de tous les temps, de celui où Charnfort et Rivarol recueillirent l'écho des brocards de la Satire Ménippée.
La presse doit un large et grand hommage a la mémoire d'Emile Bergerat. L'Académie Goncourt s'est grandement honorée en l'appelant à elle. S'il a eu parfois le tort de faire sa régle de la trouvaille perpétuelle, s'il a quelquefois sacrifié un peu de bon sens à un bon mot, son nom doit néanmoins s'inscrire au premier rang dans les annales de la polémique littéraire. L'avenir doit cette réparation à l'écrivain qui, de son vivant, n'obtint pas la justice qu'il méritait. Tout jeune il avait grandi, environné de gloires trop éblouissantes, celle surtout de Théophile Gautier, dont il, avait épousé la seconde fille. Il en avait éprouvé l'enchantement et subi la brûlure. Il lui en était resté: beaucoup de joie dans l'esprit et quelque scepticisme dans l'effort.
Homme de lettres fervent, intransigeant, passionné, Emile Bergerat est mort en homme de lettres, en journaliste. Hier matin, quelques instants avant de rendre le dernier soupir, il prenait à deux mains son drap et, le promenant sous ses yeux à demi fermés, il croyait encore lire son journal. Ainsi s'en est allé le dernier chroniqueur de sa génération,
"En faisant malgré lui le geste héréditaire."

Robert de Flers.

Le Figaro, 14 octobre 1923



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