Six questions et sept réponses sur la Banalyse

banalyentretien.jpg



Tandis que se prépare à Paris une après-midi autour de la banalyse et de la publication des Éléments de banalyse - elle se tiendra le dimanche 26 juin à la Halle Saint-Pierre (1) - les deux cofondateurs du congrès ordinaire de la banalyse ont accepté de donner quelques précieuses informations aux alamblogonautes sur ce qui se tramait aux Fades, entre la gare au portillon grinçant et le carillon de l'hôtel voisin, aux alentours de 1980.
(Pour mémoire, nous en parlions un peu lors de la sortie du film de Patrick Viret, évoqué ici il y a quelques années, et là dans un journal littéraire.)
Il s'agissait d'abord, en 1982, dans un coin de nature français isolé et charmant, mais sans véritable piquant touristique, d'un congrès ordinaire dont l'objet était d'attendre les congressistes aux Fades, halte ferroviaire facultative d’une localité du Puy-de-Dôme (France). Comme le rappellent les éditeurs-concepteurs du volume sus-mentionnés, la "seule activité inscrite au programme officiel était, pour l’assemblée générale des congressistes déjà présents, d’attendre et d’accueillir les autres éventuels congressistes à chacun des trains. Le Congrès fut obstinément reconduit pendant dix ans, chaque troisième week-end de juin./ Tenant lieu de manifeste, le Congrès des Fades inspira d’autres propositions en France, en Belgique, aux Açores, en République socialiste tchécoslovaque, au Québec, etc."
La banalyse fit florès et le volume compilant des documents témoignant de la trentaine de "manifestations et expériences, ponctuelles ou périodiques" vient aujourd'hui donner un peu de lumière synthétique sur ce moment et sur ses participants. L'éditeur ajoute que le point est fait, désormais, sur "un état d’esprit, ironique autant que sérieux, qui invitait à déjouer collectivement les pesanteurs du réel." Précision importante : "S’il n’était pas de définition de la banalyse, était présumé banalyste quiconque, ayant eu vent du Congrès des Fades, avait été fortement tenté de s’y rendre."


Entretien avec Yves Hélias et Pierre Bazantay sur la banalyse

Dans le dernier tiers du XXe siècle naît la banalyse. Que dit-elle des courants de pensée antérieurs ?
La banalyse ne peut rien dire en elle-même car elle n’existe pas en dehors des banalystes, qui seuls peuvent répondre. S’agissant de ceux qui prirent l’initiative du C.OB, ce projet leur vînt à l’esprit après que de multiples références intellectuelles, plutôt en lien avec une possible transformation de l’existant, les aient imprégnés et influencés. Sur ce plan rien d’original : on retrouvera les grandes figures de la pensée émancipatrice – figures marxiennes et freudiennes notamment – mais que nous interrogions sous l’angle de quelques questionnements particuliers : qu’est-ce que l’idéologie et l’efficacité de son mode opératoire ? qu’est-ce que le « fétichisme de la marchandise » ? qu’est-ce que cette « économie politique du signe » qui étend si magistralement son empire ? Cependant, nous n’avions ni le talent intellectuel, ni la prétention,, et encore moins l’audace pour ajouter un chapitre théorique à l’élucidation de ces questions, qui doivent aujourd’hui sembler bien désuètes à beaucoup de lecteurs de l’Alamblog. Aussi, parmi toutes ces fécondations qui nous ont nourri, non sans le risque de la confusion, nous nous sommes finalement repérés du côté des pensées qui avaient fait naître, comme vous le dites, des « courants ». Non point bien sûr ces courants politiques de masse au sinistre bilan, convoquant des croyants au nom de quelque vérité historique, mais des courants ayant pu réunir librement, transitoirement et joyeusement, quelques individus éclairés, attachés à rechercher ensemble ce qu’il était possible d’expérimenter pour « changer la vie ». A ce titre les courants surréalistes et situationnistes, et leurs mobilisations respectives des ressources interactives du jeu, définissaient l’horizon le plus tangible de nos repères historiques et de ce que nous avions sincèrement le désir de prolonger. Beaucoup plus que leurs idées, par ailleurs si stimulantes, ce sont leurs méthodes d’expérimentation pour construire des formes inédites de relations humaines que nous souhaitions prendre en héritage. Mais avec un droit d’inventaire : comment désamorcer le risque de dérive vers la stérile mondanité artistico-littéraire s’agissant de l’héritage surréaliste ; comment tuer dans l’œuf le risque mortifère d’enfermement dans le purisme dogmatique s’agissant de l’héritage situationniste. Évitement de la forclusion culturelle, évitement des diktats de la vérité politique, tels étaient les prérequis que nous léguaient ces courants de pensée antérieurs quand nous avons souhaité ajouter le moment banalytique pour poursuivre cette critique de l’existant dont ils avaient eu l’immense mérite de nous transmettre le désir.

C'est la conjonction de deux esprits qui la forge. Doit-on dire qu'il y a courant, groupe, mouvement ? Comment définir ce qui s'élabore ?
Nous avons été effectivement deux à jeter les bases de la banalyse. Et ce n’est pas fortuit. Cette dualité est même constituante et était une manière de placer la banalyse hors la sphère de la propriété intellectuelle. En effet, dans la période de maturation qui a précédé l’invitation au premier Congrès, nous avons eu l’occasion de mesurer dans notre entourage les effets délétères du narcissisme artistico-littéraire, les fatigantes insatisfactions du « moi créateur » et les impatiences stériles de ceux qui s’inquiètent d’être reconnus comme « auteurs », en particulier lorsqu’il s’agissait d’élaborer quelque chose en commun. Aussi souhaitions-nous tourner résolument le dos à toute posture individualiste autocentrée et, en faisant une proposition que nous n’envisagions guère à comme une « œuvre », faire en sorte qu’elle se décale des catégories traditionnelles de l’appropriation des idées, et d’abord de l’auteur individualisé. Comme vous le dites, la banalyse se place effectivement sous le principe constitutionnel de la conjonction. C’est un point essentiel et, entre les « fondateurs », il y a toujours eu une indéfectible fidélité à ce principe. La banalyse n’appartient à personne, et surtout pas à ceux qui ont pris l’initiative de la convoquer sous la forme d’un congrès. L’invitation au C.OB n’est pas l’invitation à se rallier à la pensée d’un « auteur » - sauf à considérer qu’il y en a déjà au moins deux – ce qui crée une ouverture et une incertitude quant au sens de la proposition, à l’image de l’indétermination même de l’objet du congrès. Se rendre au congrès c’est accepter de partager un « espace du malentendu » où chacun a ses propres raisons d’avoir jugé important de prendre le risque de perdre son temps. Dans cet espace il faut toujours compter avec la part de l’autre, sans avoir la certitude qu’un auteur pourrait venir délivrer le sens ultime et véritable de la présence au congrès. Dans cet espace, est-ce un groupe, un courant, un mouvement, un collectif qui prend corps ? Force est de constater que toutes nos tentatives pour ordonner les banalystes à l’intérieur de tels repères organisationnels furent déjouées, et il faut s’en réjouir. La banalyse a plutôt été un espace projectif, une invitation à la conjonction de divers désirs de sortir des cadres existants. Cadres de l’ennui usuel, de l’emploi du temps conforme, des occupations normalisées, des intérêts prédéfinis et dirigés, du quotidien indéfiniment reconduit ? Plus qu’un groupe, un collectif ou un mouvement, on pourrait dire que ce fut une « société ouverte », accueillant toutes ces questions – et bien d’autres encore – sans qu’aucune d’entre elles ne parvienne à s’imposer comme ayant une valeur principale capable de subordonner toutes les autres et de tracer la voie d’une « idéologie banalytique ». Et, pour anticiper sur votre 3e question, chez les « fondateurs » eux-mêmes nul ne saurait aujourd’hui dire quelle fut la question principale ayant motivé le désir d’avancer la proposition banalytique du congrès. Car, pour autant que l’aspect subjectif de ces questions principales puisse être éclairé par les conditions objectives de nos biographies respectives, cette dimension personnelle a toujours été soumise, dès la fondation du COB, à la relativisation d’autrui. Nous étions deux et cette dualité est fondamentale. Ce principe salutaire de relativisation de la toute puissance du sujet individualisé, qu’il soit artiste, auteur, penseur ou créateur inspiré, est d’ailleurs peut-être ce que nous avons de mieux à léguer, sur le plan de la méthodologie de l’action, aux potentiels continuateurs d’une critique joyeuse des conditions existantes.

Les circonstances de la cristallisation de la banalyse ne sont pas secrètes et ont été largement partagées. Les motivations "internes" de chacun des initiateurs en revanche, sont moins connues. Qu'elles-sont elles ?
Il reste très compliqué, sauf à faire étalage de considérations personnelles sans grand intérêt, de déterminer les motivations individuelles qui nous ont conduits à ouvrir le chantier banalytique. La seule chose que nous pourrions dire, à l'instar de Flaubert à la fin d'un de ses romans "C'est là ce que nous avons eu de meilleur".

Quelle audience la banalyse a-t-elle obtenue ? Et dans le temps, comment s'est-elle propagée ?
L’audience fut à la fois limitée et relativement substantielle, si on la mesure à l’aune des faibles moyens qui ont été consacrés à la « publicité » de l’affaire. En elle-même la société banalytique a totalisé moins d’une centaine de « membres actifs » au cours des dix années d’activités autour du congrès ordinaire. Et le nombre de ses sympathisants attestés ne fut guère beaucoup plus élevé. Dans un premier temps c’est l’invitation au congrès qui a été le levier de propagation. Il y avait deux catégories d’invités : ceux avec lesquels nous avions un lien personnel, direct ou indirect ; ceux que nous invitions en raison de la teneur intellectuelle de leurs oeuvres, quand nous estimions qu’elle avait un lien avec notre proposition. Parmi ces derniers – écrivains, philosophes, artistes ou scientifiques – certains étaient invités sur un mode implicitement ironique, sachant que la brillance de leur pensée dans le ciel des idées et de la culture avait pour effet de les soustraire irréversiblement à toute confrontation au banal et, encore plus, au risque de perdre leur temps dans une expérience aussi dérisoire. Cependant, quand ils nous répondaient, les invités nous suggéraient aussi les noms d’autres personnes qui, à leurs yeux, étaient des banalystes en puissance et c’est d’abord ainsi que, par capillarité, nous avons progressivement étendu le nombre des destinataires de l’invitation aux Fades. Certains de ces invités exerçaient également dans le domaine de la critique littéraire ou artistique et de premières informations relatives au congrès sont parues dans la presse nationale en 1984, avant les deux pleines pages dans Libération en juin 1985. Des lecteurs de ces articles – en grand nombre après la publication de Libération – nous écrivaient pour manifester leur intérêt et c’est par cette voie médiatique que, dans un second temps, nous avons élargi le cercle des invités. Nous sommes ainsi parvenus à un seuil critique approchant les mille invités au congrès ordinaire. Comme l’invitation se faisait par voie postale, avec un pli assez coûteux car contenant la brochure Les Cahiers de banalyse, ce nombre a fini par excéder nos moyens très artisanaux, en dépit de l’impeccable solidarité des banalystes les plus actifs pour couvrir l’autofinancement de l’affaire. Et puis ce nombre n’excédait pas seulement nos modestes moyens, il s’avérait surtout stérile, ce que nous avons mesuré à partir du VIe congrès à la fois au vu des plis qui nous étaient retournés (« Inconnu à cette adresse ») et surtout en considérant la part croissante des invités qui ne nous adressaient jamais le moindre signe. Nous avons alors arrêté ce mode de propagation, en restreignant l’invitation au congrès à ceux qui avaient témoigné de leur intérêt et en enregistrant très peu de nouveaux invités après le VIIe congrès. Au fond, notre audience a toujours été élective – on était élu banalyste potentiel par un pair selon le mode la capillarité, ou on s’élisait soi-même en prenant contact après information médiatique – mais, sur la fin, les critères de l’élection banalytique se sont resserrés et exigeaient un minimum d’explicitation. C’était la fin donc. La « société ouverte » rencontrait ses limites.

Le banal l'est-il encore ?
1re réponse : La question de savoir si le banal "l'est encore" échappe sans aucun doute au propos de la banalyse qui, par l'effet d' une confusion peut-être entretenue par le terme même, voudrait qu'elle soit une sorte de regard esthétique sur le banal, comme si d'ailleurs, il existait un banal essentiel, alors qu'il est probable qu'il s'agisse là d'une catégorie éminemment subjective. Le propos de la banalyse est ailleurs, à la recherche d'un territoire collectif délaissé par les forces du spectaculaire, de lieux blancs, neutres, oubliés, insignifiants, là où nul enjeu de pouvoir ne pourrait s'exercer. Il ne s'agissait donc pas de magnifier le banal - ce à quoi certaines propositions de l'art dit contemporain excellent - mais d'afficher dans le hic et nunc du réel contingent une présence effective et jubilatoire, créer ainsi une sorte d'arrêt sur image collectif dans un temps et un lieu vide de tout investissement préalable donc ouvert à tous les possibles.

2e réponse : La banalyse n’est pas un banalisme. A nos yeux, dans cette affaire, le banal n’a jamais eu le statut d’un objet d’étude ou d’un centre d’intérêt particulier. La référence au banal cherchait plutôt à indiquer le désir d’un changement de posture qui soit en décalage par rapport aux attitudes dominantes dans les sphères intellectuelles et culturelles, lesquelles sont portées à privilégier l’original et l’exceptionnel, alors même que ces derniers sont clairement exposés à un processus de banalisation dans le contexte du « spectaculaire marchand ». Du point de vue banalytique, le banal ne désigne pas une réalité mais un envers symbolique, celui de toute une tradition culturelle, accentuée par la tradition du nouveau propre la modernité, qui dirige les esprits vers des valeurs dont nous percevions qu’elles étaient désormais devenues centrales dans la valorisation marchande. Par la symbolique du banal il s’agissait donc d’inviter à ne plus se satisfaire de cet infini jeu de dupes, et d’orienter les ressources réflexives vers des cheminements moins prévisibles, comme ceux qu’ouvrent les zones grises de ce qui est d’un « intérêt indéterminé ». La référence au banal est foncièrement stratégique, elle n’est pas ontologique. Nous n’avons jamais cru – Lucien Jerphagnon l’a montré dans sa thèse De la banalité – qu’il y ait du banal « en soi ». Tout, absolument tout, peut devenir banal à un moment déterminé. Il est vain de chercher à saisir quelque réalité stable sous cette catégorie. Le banal ne vaut donc pas, sous l’angle banalytique, en tant qu’il serait une essence durablement incarnée par certains objets. Il y vaut en tant qu’il désigne une « ligne de fuite » de la pensée, qui la convie aussi bien à relativiser les objets dont une certaine tradition lui impose la légitimité qu’à élargir le domaine expérimental de ses investigations. Cependant, au tout début de la banalyse, l’emploi stratégique de la référence au banal est encore insuffisamment élucidé. Le premier congrès invite à « une campagne d’observation du banal ». La formule est particulièrement malheureuse et sera source de confusion. Car ce résidu de banalisme peut voiler l'essentiel : l’invitation à partager une situation dont le sens est indéterminé.

Si quelque chose devait être modifiée dans l'approche de la banalyse, ce serait quoi ?
La question de l'aggiornamiento, si l'on ose dire, c'est-à-dire de l'adaptation aux temps actuels de la banalyse ne se pose pas vraiment. Il est probable que, pour de multiples raisons, la banalyse ne pourrait plus être aujourd'hui, si ce n'est comme "farce", parodie d'elle-même. La banalyse a en effet été le "symptôme" d'une époque aujourd'hui révolue, où s'épuisaient les idéologies totalisantes et moralisatrices. Qu'il puisse y avoir d'autres approches dont la forme et le sens ne sont pas encore prévisibles, dans le champ de la contestation de l'art par exemple, c'est possible, mais rien ne permet d'en prédire les modes d'apparition ni de préfigurer le type de questionnement qui pourrait les animer. Les ingrédients de la banalyse étaient finalement très ancrés dans un imaginaire hérité de la IIIe République qui en structurait l'expression concrète : les chemins de Fer, les discours, les banquets, vidés bien entendu de toute téléologie - ça ne servait à rien - , autant de signes qui, à l'ère de la digitalisation du monde, ne font sans doute plus écho aux préoccupations contemporaines.



Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho (éd.) Eléments de banalyse. - Caen, Le Jeu de la règle, 608 pages, 38 €

(1) La journée de la Halle Saint-Pierre aura lieu à partir de 14 h 30 en présence de Pierre Bazantay et d’Yves Hélias, les deux cofondateurs du Congrès ordinaire –, de Patrick Viret – qui réalisa un film sur cette affaire –, et des deux concepteurs et éditeurs du volume, Marie-Liesse Clavreul et de Thierry Kerserho. L'après-midi sera animée par Jean Lebrun.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

Haut de page