Débris, de Jean Prévost

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Aujourd’hui, mercredi, c’est "Débris", une nouvelle de Jean Prévost, qui retourne près sur les traces des journaleux des années d’entre-deux-guerres, un sujet, la vie des professionnels de la presse qui n’a jamais tari les encriers. Il a été du reste décrit onze ans plus tôt par André Baillon dans son chirurgical ''Par fil spécial'’ (Rieder, 1924) récemment réédité chez Héros-Limite (2020, 176 pages, 18 €). O tempora, ô bohèmes.



Débris

« Déjà neuf heures moins le quart ? Trois lignes au programme : encore dix-neuf articles à inventer et à faire faire avant midi. »
Le chef des informations, sans veste, les manches retroussées, fouillait dans les journaux du matin, dont la masse remuée puait l'encre : « Rien là-dedans » comme tous les lundis. Tiens, et ça ? D'où cela vient-il ? Ça peut être bon... »
Sur la peau de son avant-bras, il venait de lire, à l’envers, le mot effroyable. Il chercha deux ou trois secondes.
« Non, c'est un placard de publicité. Ginette, écrivez :
« Les souverains à Paris (suite).
« Un nouveau système de pavage. Je te vais coller ça à Reboix, qui est arrivé en retard hier.
« Une nouvelle coiffure pour les femmes ? Ah ! là là, c'est maigre. Entrez !
Un reporter entr'ouvrait la porte : son sourire fit tourner sa bouche juste en même temps que le bec de cane :
- Vous aviez une idée, mon petit ? dit-il au reporter, resté dans la porte.
Oui, justement. Est-ce qu'on ne pourrait pas faire un papier sur le temps qu'il fait ?
- Non, voici un bon de voiture, vous allez courir à la gare des marchandises du P.-L.-M. La ligue protectrice des bêtes nous signale qu'il y si quarante cochons étouffés dans un wagon de marchandises. Allez humer ça, et faites-nous pleurer avant midi.
Le reporter partait déçu et vexé. Du bruit pour peu de chose.
Et maintenant, Ginette, vous ajouterez les trois idées que j'ai refusées avant-hier. Est-ce que nos bonshommes des commissariats sont arrivés? Nous avons raté le suicide de la petite Chrysis, hier, et je te vas leur secouer les puces. Tiens, M. Gafoulet !
— Monsieur le chef général des informations particulières, je vous présente mes devoirs.
Louvet sourit d'un air contraint et fit signe à l'autre de s'asseoir. Ce vieillard maigre et râpé, ce doux ivrogne de rédacteur aux courses était agrégé des lettres ; il était (comme Louvet, plus jeune de vingt-cinq ana), ancien élève de l'Ecole Normale.
Pour la première fois depuis l’aurore, il y eut dans ce bureau un silence de cinq secondes. Puis Gafoulet, du bout de la bottine désuète, poussa les journaux froissés et jetés à terre, en disant :
— Cacata charta.
Aux deux mots latins, Louvet tressaillit. Pour ne pas répondre, il ouvrit sa porte vitrée. Un retardataire montait l'escalier à pan furtifs. Il lui cria :
— Bonjour. Delmont ! Avez-vous bien dormi ?
— Je suis confus, mais croyez bien...
— Je crois tout, bien sûr. Je suis un peu bon.
Mais des sonnettes tintèrent partout en même temps.
— Vite, Ginette, passez-moi le menu. Vous m'excuserez, monsieur Gafoulet : c'est le patron !
Gafoulet récita, pour Ginette et Louvet :
« Devant ce fier monarque, Elise, je parus. » Puis, à Louvet :
—Et le collègue ? —C'est son nouveau jour de congé.
— Deus nobis haec otia fecit, et c’est vous qui signez les notes ?
— Oui, oui, à tout à l’heure.
Et Louvet, passant sa veste sur ses bras nus, s’enfuit.
Le patron était charmant, du reste, ce matin-là. Il approuva deux ou trois idées que Louvet avait repêchées dans les journaux de l'année précédente. Il voulut bien sourire à une autre idée, qui venait de Ginette.
Louvet remonte, non pas directement dans son bureau, mais à la salle de rédaction. Il distribue lestement les articles restés sans auteurs présomptifs. Puis il souffle, se mord la lèvre, rentre avec effort dans le bureau où l'attend ce vieil homme, son subordonné et son aîné. Gafoulet le regarde de ses yeux fiasques, au regard fin. Il dit très doucement :
— Je vous embête, avec mes citations.
— Mais non, dit Louvet. Mais non. Cela me rafraichit la mémoire.
— Nous disions donc, reprend Gafoulet (et à cette conversation revenante, Louvet tressaille comme devant un spectre) ma visite, je l'avoue, a un but intéressé. En l'absence de votre collègue a qui j'ai l'habitude de m'adresser, c est à vous que je vais soumettre.
— Il n'a pas compté ce que l’université lui coûte par la manie de l'exorde et du préambule. Et dire que si on l’interrompt, il me refera tout à l'heure un autre exorde. Là, ça y est !)
C'est le retardataire Recoul, qui arrive d'un air triomphant. C'est un gars qui ne frappe à la porte vitrée que pour la forme. Déjà il crie :
— Excellent, le suicide Chrysis.
— Comme ratage? demanda Louvet.
— Il n'est plus question de ça : nous prenons dix longueurs d'avance aujourd'hui, à moins que...
Devant la surprise de Louvet, il prend un air de plus en plusi profond et subtil :
— Confidentiel...
Gafoulet se lève, prend son chapeau et dit :
- Je vous en prie.
Déjà Ginette recule sa chaise. Louvet crie :
« Mais non, mais non », et il emmène Recoul dans le couloir. Il y fait doux et sombre ; en bas, l'imprimerie ronronne doucement. Sur le palier, deux huissiers essaient de contenir un homme qui veut s'élancer vers la rédaction, Raoul s'explique : la suicidée est l'amie de la l'amie d'une actrice qui est l'amie de la maison. Prudence... Faut-il téléphoner à l'amie ?
— Si vous téléphonez, répond Louvet, nous sommes fichus ! Un récit très objectif des faits ; quelques larmes vers la fin. Vous mettrez quelque chose comme sacrifice, mort stoïque.
— C'est que. Ça ne s'y prête pas du tout.
- Ne m'embêtez pas. Vous direz que la lame a usé le fourreau. Comme c'est toujours faux, ça peut toujours servir. Mais vous n'avez plus que le temps : cinquante lignes.
Louvet rentre dans son bureau, met les pieds sur la bannette à papiers et se renverse en arrière :
— Monsieur Gafoulet, je suis à vous.
— Je crains bien que non, dit celui-ci.
Mais Gafoulet commence à peine à se sortir d'un prologue que déjà Recoul réapparaît.
— Et voilà ! La lame a usé le fourreau. Relisez. Je tiens à être entièrement couvert.
Mais Recoul, avec un clin d'œil, emmène à nouveau Louvet dans le couloir.
— Est-ce qu'il vous raconte ses amours, le père Gafoulet? Vous savez que sa petite est au bar ? Je viens de la voir.
Louvet souffre du rire de Recoul, com- me si Gafoulet lui-même pouvait entendre. Recoul poursuit :
- Quand je l'ai ramené des courses, il y a huit jours, je lui avait dit que je que je le l'emmenais gratis, mais que je lae ramènerais si son tuyau avait été bon. Comme il m'a fait gagner, je l'ai ramené où il voulait : la petite l'attendait au coin d'un square. Une petite bonne, je crois, bien gentille. Il avait l'air tellement remué pendant toute la route que je le croyais saoul.
— Bon, bon, ça va, portez la copie.
Il rentre.
— Cette fois, je vous écoute, monsieur Gafoulet. et je n'y suis plus pour personne.
-- Voua savez peut-être, monsieur Louvet, que je reçois une prime de 100 francs chaque fois que j'annonce d'avance le gagnant de la course principale ?
— Je sais.
— Voulez-vous avoir l'obligeance de vérifier mes pronostics d'il y a samedi huit jours et de les confronter avec les résultats du dimanche, édition sportive ?
— Inutile, je sais que les pronostics étaient bons.
— Merveilleusement au courant ! Il ne vous reste plus qu'à mettre votre bienveillance au niveau de votre science et de votre puissance. Autrement dit : signez un bon.
Louvet, machinalement, prend la plume.
- Cette plume-là ne va pas, dit Ginette, attendez que je vous la change.
Louvet la regarde et et voit le petit nez de Ginette se froncer deux fois : signal.
— Je demande à la caisse, dit Louvet en écrivant, de voir si mon collègue n’a rien fait dans ce sens : il a peut-être prévu un chèque ou un envoi par la poste.
—Mais non, mais non, fait Gafoulet d'un ton vif, je touche toujours directement ici.
- Rassurez-vous, dit Louvet, c’est l'affaire d'une minute. Tiens, voici Grouvelle. Comment vont-ils, au Sénat ?
—Tout doucement. Tout doucement, répond le gros chauve, d'un air heureux.
Les comptes rendus des séances du Sénat, pour les journalistes nonchalants ou vieillis, constituent la sinécure la plus recherchée.
Grouvelle s'éponge et s'assied. Ginette baisse le store. Le « sénateur reprend :
— Je suis honoré de me trouver en ce cénacle d'humanistes. Vous savez, monsieur le chef des informations, que je connais ce bon Gafoulet depuis tantot trente-cinq ans ? C'était un fort en thème. Je l'ai vu entrer à Normale quand je faisais péniblement ma première année de droit. Plus tard, je l'ai vu mêler l'étude des belles-lettres avec celle du billard. Une facilité de travail ! Déjà, l'année où il a passé l'agrégation, le billard l'emportait. Ça ne l'a pas empêché de passer haut la main.
Louvet tend son bout de papier à Ginette et l'envoie vérifier la prime à la caisse : sans doute c'est la présence de Ginette qui met Gafoulet mal à l'aise. Grouvelle continue, les deux mains sur son ventre ; ses pouces, appuyés l'un sur l'autre, dessinent la même ligne que sa chaîne de montre.
— Deuxième au championnat de billard à vingt-deux ans ! Nous l'appelions « Tous les talents ». Personne ne savait porter un toast comme lui... »
Ici le malaise de Gafoulet devient si évident que même Grouvelle sent le besoin de se rattraper :
— Que voulez-vous, le besoin de l'indépendance: un homme comme Gafoulet ne pouvait pas moisir en province. On l’a fourré quelque part comme à Bourg-en-Bresse, à Gap ou à Mont-de-Marsan. Il y a trouvé, en 1900, des cafés qui fermaient à dix heures et des billards qui avaient cinq accrocs. Au bout de six mois, il nous revenait; en un clin d'œil, il retrouvait sa maîtrise ; et il embrassait en même temps que moi la libre carrière du journalisme.
A ce mot, Louvet tressaille de tout son corps, une sueur froide colle sa chemise contre son fauteuil mobile. D'après ce qu'il souffre lui-même, il cherche à deviner ce que cette maigre carcasse de Gafoulet peut bien souffrir.
— Le billard, dit enfin Gafoulet, vous ne savez pas ce que c’est.
« Le billard, reprit Gafoulet, en remuant entre ses doigts une cigarette éteinte, cela vous paraît ridicule, mon jeune collègue. Cest ridicule comme l'amour, et comme toutes les amours. Sur ce rectangle-là, je savais ce que je faisais. Vous vous imaginez le plaisir de Dieu le père faisant tourner les planètes à la fois sur elles-mêmes et autour du soleil ? J'eus ce bonheur-là sept ou huit ans. Vous connaissez beaucoup d’amours qui durent sept ou huit ans ?
Le ventre de Grouvelle, qui déborde de deux côtés, tressaille de rire.
— Ne te fâche pas; mon petit père.
— Je n'ai ni à me fâcher ni à me cacher, dit Gafoulet d'un ton hautain. J’ai des cheveux blancs,, je suis rédacteur aux courses dans un journal du soir. Le dernier mot de l'Iliade, c'est : dresseur de chevaux ». Les chevaux feront aussi, peut-être, le dernier mot de ma destinée. Et à trois cents francs près par mois, les chevaux de course valent le Sénat.
Passant de la dignité à la bouffonnerie, il secoua un peu la barbiche de Grouvelle :
— Et puis les trois centa francs, je les rattrape par les primes !
A ce moment, Ginette rentre, les sourcils froncés ; Gafoulet tressaille. Malheur dans l’air.
Grouvelle sort ; Louvet dit d'une voix sourde, avec un secret désir de venger Gafoulet :
— Il devient poussif, ce brave homme.
La jeune fille hésite. Gafoulet ferme les yeux et tapote le classeur métallique auprès de son fauteuil. Louvet sent qu’il faut aortir coûte que coûte du malaise générai, et il en sort brusquement.
— Eh bien, dépêchons-nous.
— La prime a déjà été payée, dit Ginette.
— Tout le monde peut se tromper, dit Louvet.
Gafoulet a un mauvais sursaut de fusillé qu'on rate, et regarde son jeune supérieur avec un air d'une vivacité singulière :
— Permettez, ce n'est pas moi qui me trompe, dans ce cas: j'ai dû prendre un taxi spécial pour les courses, et le garder pour revenir à temps ; ce sont mes frais que j'ai palpés. »
Louvet répliqué d'une toute petite voix lasse :
— Vous avez été emmené et ramené par Recoul, et il détourne les yeux comme si c'était lui qui avait honte.
Mais le craquement des vieilles bottines de Gafoulet ramène son regard. L'homme s'est dressé. Il met son chapeau sur sa tête, fait un demi-pas en avant, puis se découvre dans un grand salut à l'espagnole :
Excusez-moi ça n'a pas pris.
Avec un sourire de fierté qui décourage à l'avance le pardon, il sort. Son bruit dans le couloir est méconnaissable : un beau pas sonore. Tout l’accablement de cette matinée retombe sur Louvet.

Dans la salle voisine, un joyeux remue-ménage de tables, les reporters ont fini leur journée, remis leurs papiers. Les uns partent, réveillés par l'appétit et la liberté. Ceux du service permanent, qu’un gros événement imprévu pourrait seul déranger, organisent une partie de ping-pong.
Louvet, les bras nus à plat sur son bureau L'oeil vide, vient de reperdre le repos. Il ouvre la porte et va regarder les joueurs. Un autre spectateur, assis sur une table surmontée d'un bottin, balance les jambes et secoue la cendre de sa cigarette dans un fond d'encrier boueux.
— Il me reste comme un poids de Gafoulet sur les épaules, dit Louvet, soucieux. Il est bien parti, au moins ?
— Il a essayé de vous taper aussi ? dit l'autre. Vingt francs ? Cinquante ?
Louvet repasse dans son bureau, prend sa veste.
— Ginette, en cas d'urgence, téléphonez au bar. Je déjeune d'un sandwich et je remonte après le café. N'oubliez pas de me rappeler quand vous irez déjeuner.
Le secrétaire de rédaction, dans le couloir, interpelle Louvet :
- J'ai perdu. Un gentleman doit payer. Viens boire.
Louvet se passe le coude sur la figure, masse ses sourcils près du nez, entre le pouce et l'index, tâche de reprendre un air cordial.
Ils s'asseyent dans un coin du, bar, et Louvet, du coin de l'œil, cherche Gafoulet et sa conquête. Il les aperçoit de dos, juchés sur de hauts tabourets, le vieux Gafoulet très droit. Les talons de bas reprisés de la petite fille sortent de ses souliers trop grands ; ses coudes rouges et fripés font ressortir la couleur blafarde des arrière-bras.
Gafoulet a dû voir Louvet dans la glace : ce dernier reconnaît la même voix hautaine que tout à l’heure : Attendez, ma mignonne, un instant !
Et le vieux rédacteur aux courses sort d'un pas raide.
Louvet pose, sur le bras de son inviteur, une main singulièrement douce et affectueuse : — Une minute, veux-tu ?
Il le sait bien qu'il retrouvera Gafoulet dans le corridor. Il s'y tient adossé, les bras croisés, l'air absent. Il n'a dû verser qu'une seule larme, tant les larmes sont difficiles à arracher d'un vieillard. Mais cette larme-là a tout brûlé au passage ; l'œil reste injecté, et, de ce côté du visage, la ride et la lèvre sont basses et creuses. Sentant que Louvet veut parler, le vieil homme essaye, pour len empêcher, un tout petit sifflement rauque, mais sa mandibule en tremble.
Louvet comprend qu'il ne faut pas parler. Le billet de cent francs est tout prêt, plié petit et serré dans sa paume. A bout de bras, il le glisse dans la poche haute de la veste, en détournant la tête. Ce moment lui rappelle celui où il a tué son chien malade.
Il a fait quatre pas en avant. puis demi-tour, et revient vers Gafoulet; il lui tend la main :
— Salut !
L'autre souffle, décroise les bras : que sa vieille main est humide ! Louvet s'enfuit vers l'autre entrée du bar : il faut bien laisser au vieux coq déplumé le temps de faire sa rentrée triomphale, son départ.
Enfin, il retrouve sa place. Le secrétaire de rédaction parle. Louvet boit très lentement pour ne pas lui répondre. L'autre semble intrigué, il faut lui dire n'importe quoi :
— Ce Gafoulet. Quel sujet de reportage ! Pas pour un quotidien, reprit-il distraitement, pour un hebdomadaire. Une série, avec des prix décernés par les lecteurs, le concours des épaves.
Comme l'autre a suffisamment souri. Louvet se tait; il serre lu mâchoires et les genoux pour dompter son malaise et sa honte : cette idée d article, échappée de sa tête mécanisée par le métier, lui apparaît plus ignoble que le désir de prendre un bifteck sur un frère d'armes, tout fraîchement tué dans ses bras.

Jean Prévost


Les Nouvelles littéraires, 15 juin 1934

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